Le temps de la Passion (Dom Guéranger)
Préface
Ce volume vient achever
l'explication de la Liturgie quadragésimale; mais il offre en même temps un caractère particulier, à raison
du sujet qui en fait le fond. L'Eglise consacre les deux dernières semaines du
Carême à honorer les souffrances et la mort du Christ; la Passion de notre
divin Sauveur est donc l'objet spécial de cette partie de notre Année
liturgique.
Malgré l'étendue considérable de ce
volume, nous sommes loin d'avoir épuisé un fonds aussi abondant. Il nous a
fallu nous borner, et faire un choix parmi tant de richesses que nous offraient
les Offices de l'Eglise si remplis de mystères, si profonds en doctrine, si
dramatiques et si touchants. Nous n'avons donc pas la prétention d'avoir réuni
tout ce que l'on peut dire sur la Semaine sainte, en ce court abrégé de ses
merveilles ; notre désir sera
rempli si, au
moyen de cet humble essai, nous avons pu contribuer à mettre nos
lecteurs fidèles en état de goûter le divin mystère de la Passion, et de suivre
l'Eglise dans la célébration qu'elle en fait durant le cours de ces deux
semaines.
Nous n'avons pas traité dans ce
volume les l'êtes des Saints qui. peuvent encore se rencontrer dans la semaine
de la Passion; à raison du mouvement de la Pâque, le nombre en eût été trop
considérable; et il eût fallu grossir outre mesure un volume qui sera déjà le
plus considérable de tous. Nos lecteurs devront donc recourir au volume du
Carême, les jours où quelque fête d'une dévotion plus particulière viendra
intéresser leur piété.
Nous les prions de vouloir bien
continuer de nous assister du secours de leurs prières, pour l'heureuse
continuation de cette Année liturgique dont le présent volume complète la
moitié. De notre côté, nous ferons en sorte de ne pas leur faire attendre trop
longtemps la section suivante, qui doit comprendre le Temps pascal.
Chapitre I. Historique du Temps de la Passion et de la Semaine Sainte
Après avoir proposé à la méditation
des fidèles, durant les quatre premières semaines du Carême, le jeûne
quadragénaire de Jésus-Christ sur la montagne, la sainte Eglise consacre à la
commémoration des douleurs du Rédempteur les deux semaines qui nous séparent
encore de la fête de Pâques. Elle ne veut pas que ses enfants arrivent au jour
de l'immolation du divin Agneau, sans avoir préparé leurs âmes par la
compassion aux souffrances qu'il a endurées en leur place.
Les plus anciens monuments de la
Liturgie, les Sacramentaires et les Antiphonaires de toutes les Eglises nous
avertissent par le ton des prières, le choix des lectures, le sens de toutes
les formules saintes, que la Passion du Christ est, à partir d'aujourd'hui, la
pensée unique de la chrétienté. Jusqu'au Dimanche des Rameaux, les fêtes des Saints pourront encore trouver
place dans le cours de la semaine ; mais aucune solennité, de quelque degré
qu'elle soit, ne saurait prévaloir sur le Dimanche de la Passion ; et celles
qui pourront être encore admises dans les jours qui vont suivre jusqu'à samedi
prochain n'obtiendront leurs honneurs qu'à la condition d'être associées à la
tristesse de ce saint temps. On y fera commémoration de la Passion, et les
saintes images demeureront voilées.
Nous n'avons pas de détails
historiques à donner sur la première semaine de cette quinzaine; ses
observances n'ont jamais différé de celles qui sont propres aux quatre semaines
précédentes[1]. Nous
renvoyons donc le lecteur au chapitre suivant, où nous traitons des
particularités mystiques du temps de la Passion en général. Mais, en retour, la
seconde semaine fournit matière à d'abondants détails historiques; car aucune
époque de l'Année liturgique n'a autant préoccupé la chrétienté, et donné sujet
à d'aussi vives manifestations de la piété.
Cette semaine était déjà en grande
vénération au IIIe siècle, d'après le témoignage contemporain de saint Denys,
évêque d’Alexandrie[2]. Dès
le siècle suivant, nous la trouvons appelée la grande Semaine, dans une Homélie
de saint Jean Chrysostome [3]:
« Non pas, dit le saint Docteur, qu'elle ait plus de jours que les autres, ou
que les jours y soient composés d'un plus grand nombre d'heures, mais à cause
de la grandeur des mystères que l'on y célèbre. » On la trouve encore désignée
sons le nom de Semaine peineuse ou pénible (pœnosa), à cause des
souffrances de Jésus-Christ et des saintes fatigues qu'exige sa célébration ;
de Semaine d'indulgence, parce que l'on y recevait les pécheurs à la
pénitence ; enfin de Semaine sainte, à cause delà sainteté des mystères dont on
v fait la commémoration. Cette désignation est la plus usitée parmi nous ; et
elle est devenue tellement propre à cette semaine, qu'elle s'attache a chacun
des jours qui la composent : en sorte que l'on dit le Lundi saint, le Mardi
saint, etc.
La rigueur du jeûne quadragésimal
s'accroît durant ces derniers jours, qui sont comme le suprême effort de la
pénitence chrétienne. Même parmi nous, la dispense accordée de faire usage des
œufs s'arrête vers le milieu de la semaine, et demeure suspendue en plusieurs
lieux jusqu'à la tête de Pâques. Les Eglises d'Orient, fidèles aux traditions
de l'antiquité, continuent d'observer la rigoureuse abstinence qui, depuis
notre Dimanche de Quinquagésime,donne son nom de Xérophagie a cette
longue période où il n'est permis de manger que des aliments secs.
Quant au jeûne, dans l'antiquité, il
s'étendait aussi loin que les forces humaines le pouvaient permettre. Nous
voyons par saint Epiphane [4]
qu'il y avait des chrétiens qui le prolongeaient depuis le lundi matin jusqu'au
chant du coq le jour de Pâques. Sans doute, ce n'était que le petit nombre des
fidèles qui pouvait atteindre à un tel effort; les autres se contentaient de
passer, sans prendre de nourriture, deux, trois ou quatre jours consécutifs;
mais l'usage commun était de demeurer sans manger depuis le Jeudi saint au soir
jusqu'au matin du jour de Pâques. Les exemples de cette rigueur ne sont pas
rares, même de nos jours, chez les chrétiens orientaux et en Russie : heureux
si ces œuvres d'une pénitence courageuse étaient toujours accompagnées d'une
ferme adhésion à la foi et à l'unité de l'Eglise, hors de laquelle le mérite de
tant de fatigues devient nul pour le salut !
Les veilles prolongées la nuit dans
l'église ont été aussi l'un des caractères de la Semaine sainte dans
l'antiquité. Le Jeudi saint, après avoir célébré les divins mystères en
commémoration de la dernière Cène du Seigneur, le peuple persévérait longtemps
dans la prière1. La nuit du Vendredi au Samedi se passait presque tout entière
dans les veilles, afin d'honorer la sépulture du Christ [5]:
mais la plus longue de toutes ces veilles était celle du Samedi, qui durait
jusqu'au matin du jour de Pâques. Le peuple entier y prenait part; il assistait
à la dernière préparation des catéchumènes; il était ensuite témoin de
l'administration du baptême ; et l'assemblée ne se séparait qu'après la
célébration du saint Sacrifice, qui ne se terminait qu'au lever du soleil[6].
La suspension des œuvres serviles
fut longtemps requise des fidèles durant le cours de la Semaine sainte; et la
loi civile s'unissait à la loi de l'Eglise pour produire cette solennelle
vacation du travail et du négoce, qui exprimait d'une manière si imposante le
deuil de la chrétienté. La pensée du sacrifice et de la mort du Christ était la
pensée commune; les relations ordinaires étaient suspendues; les offices divins
et la prière absorbaient la vie morale tout entière, en même temps que le jeûne
et l'abstinence réclamaient toutes les forces du corps. On comprend quelle
impression devait produire sur le reste de l'année cette solennelle interruption
de tout ce qui préoccupait les hommes dans le reste de leur vie; et quand on se
rappelle avec quelle rigueur le Carême avait déjà sévi, durant cinq semaines
entières, sur les appétits sensuels, on conçoit la joie simple et naïve avec
laquelle était accueillie la fête de Pâques, qui venait apporter en même temps
la régénération de l'âme et le soulagement du corps.
Nous avons rappelé, dans le volume
précédent, les dispositions du Code Théodosien qui prescrivaient de surseoir à
toutes procédures et à toutes poursuites quarante jours avant Pâques. La loi de
Gratien et de Théodose, donnée sur ce sujet en 38o, fut développée par Théodose
en 389, et rendue propre aux jours où nous sommes par un nouveau décret qui
interdisait même les plaidoiries durant les sept jours qui précédaient la fête
de Pâques et les sept qui la suivaient. On rencontre, dans les Homélies de
saint Jean Chrysostome et dans les Sermons de saint Augustin, plusieurs
allusions à cette loi encore récente, qui déclarait que chacun des jours de
cette quinzaine aurait désormais, dans les tribunaux, le privilège du Dimanche.
Mais les princes chrétiens ne se
bornaient pas à arrêter l'action de la justice humaine en ces jours de
miséricorde; ils voulaient aussi rendre un hommage sensible à la bonté
paternelle de Dieu, qui a daigné pardonner au monde coupable par les mérites de
son Fils immolé. L'Eglise allait ouvrir de nouveau son sein
aux pécheurs repentants, après avoir rompu les liens du péché dont ils étaient
captifs; les princes chrétiens avaient à cœur d'imiter leur Mère, et ils
ordonnaient que l'on brisât les chaînes des prisonniers, que l'on ouvrît les
cachots, et que Ton rendit à la liberté les malheureux qui gémissaient sous le
poids des sentences portées par les tribunaux de la terre. Il n'y avait
d'exception que pour les criminels dont les délits atteignaient gravement la
famille ou la société. Le grand nom de Théodose parait encore ici avec honneur.
Au rapport de saint Jean Chrysostome [7],
cet empereur envoyait dans les villes des lettres de rémission ordonnant
l'élargissement des prisonniers, et accordant la vie aux condamnés à mort, afin
de sanctifier les jours qui précédaient la fête de Pâques. Les derniers
empereurs établirent en loi cette disposition; c'est le témoignage que leur
rend saint Léon, dans un de ses Sermons : « Les empereurs romains, dit-il,
observent déjà depuis longtemps cette sainte institution, par laquelle on les
voit, en l'honneur de la Passion et de la Résurrection du Seigneur, abaisser le
faîte de leur puissance, relâcher la sévérité de leurs lois, et faire grâce à
un grand nombre de coupables : voulant se montrer par cette clémence les
imitateurs de la bonté céleste, en ces jours où elle a daigné sauver le monde.
Que le peuple chrétien, à son tour, ait à cœur d'imiter ses princes, et que
l'exemple donné par le souverain porte les sujets à une mutuelle indulgence;
car les lois domestiques ne doivent pas être plus rigoureuses que les lois
publiques. Il faut donc que l'on se remette les torts, que l’on rompe les liens,
que l'on pardonne les offenses, que l'on étouffe les ressentiments, afin que,
tant du côté de Dieu que du côté de l'homme, tout contribue à rétablir en nous
l'innocence de vie qui convient à l'auguste solennité que nous attendons [8]. »
Cette amnistie chrétienne n'est pas
seulement décrétée au Code Théodosien ; nous en retrouvons la trace dans les
monuments du droit public de nos pères. Sous la première race de nos rois,
saint Eloi, évêque de Noyon, dans un sermon prononcé le Jeudi saint, s'exprime ainsi
: « En ce jour où l'Eglise accorde l'indulgence aux pénitents et l'absolution
aux pécheurs, les magistrats se relâchent de leur sévérité et pardonnent aux
coupables. Dans le monde entier, on
ouvre les prisons. Les princes font grâce aux criminels; les maîtres pardonnent
à leurs esclaves[9]. »
Sous la seconde race, on voit par
les Capitulaires de Charlemagne que
les évêques avaient le droit d'exiger des juges, pour l'amour de
Jésus-Christ, est-il dit, la délivrance des prisonniers dans les jours qui
précédaient la Pâque[10],
et de leur interdire, à ces magistrats, l'entrée de l'église,
s'ils refusaient d’obéir[11].
Enfin, sous la troisième race, nous
trouvons l'exemple de
Charles VI, qui, ayant
eu à réprimer
une rébellion à
laquelle s'étaient livrés les habitants de Rouen, ordonna plus tard de
rendre les prisonniers à la liberté, parce que l'on était dans la Semaine peineuse,
et tout près de la fête de Pâques [12].
Un
dernier vestige de
cette miséricordieuse législation
se conserva jusqu'à la fin, dans les usages du Parlement de Paris. Le Palais,
depuis des siècles, ne connaissait plus ces longues et chrétiennes vacations
qui, dans d'autres temps, s'étaient étendues au Carême tout entier. C'était
seulement le Mercredi saint que les cours commençaient à vaquer, pour ne se
rouvrir qu'après le Dimanche de Quasimodo. Le Mardi saint, dernier jour
d'audience, le Parlement se transportait aux prisons du Palais, et l'un des
Grands-Présidents, ordinairement le dernier reçu, tenait la séance avec la
chambre. On interrogeait les prisonniers, et, sans aucun jugement, on délivrait
ceux dont la cause semblait favorable, ou qui n'étaient pas criminels au
premier chef.
Les révolutions qui se sont succédé
sans interruption depuis cent ans ont eu le résultat vanté de séculariser
la France, c'est-à-dire d'effacer de nos mœurs publiques et de notre
législation tout ce qu'elles avaient emprunté d'inspirations au sentiment surnaturel
du christianisme. Depuis, on s'est mis à répéter aux hommes sur tous les tons
qu'ils sont égaux entre eux. Il eût été superflu de chercher à convaincre de
cette vérité les peuples chrétiens dans les siècles de foi, lorsqu'ils voyaient
les princes, à l'approche des grands anniversaires qui rappellent si vivement
la justice et la miséricorde divines, abdiquer, pour ainsi dire, le sceptre,
s'en remettre à Dieu lui-même du châtiment des coupables, et s'asseoir au
banquet pascal de la fraternité chrétienne, à côté de ces hommes qu'ils
retenaient dans les fers, au nom de la société, quelques jours auparavant. La
pensée d'un Dieu aux yeux duquel tous les hommes sont pécheurs, d'un Dieu de
qui seul procèdent la justice et le pardon, planait, en ces jours, sur les
nations; et l'on pouvait, en toute vérité, dater les fériés de la grande
Semaine à la manière de certains diplômes de ces âges de foi : « Sous le règne
de notre Seigneur Jésus-Christ »: Regnante Domino nostro Jesu Christo.
Au sortir de ces jours de sainte et
chrétienne égalité, les sujets répugnaient-ils à reprendre le joug de la
soumission envers les princes ? Songeaient-ils à profiter de l'occasion pour
rédiger la charte des droits de l'homme ? Nullement : la même pensée qui avait
humilié devant la croix du Sauveur les faisceaux de la justice légale révélait
au peuple le devoir d'obéir aux puissances établies de Dieu. Dieu était la
raison du pouvoir et en même temps celle de la soumission; et les dynasties
pouvaient se succéder, sans que le respect de l'autorité s'amoindrît dans les
cœurs. Aujourd'hui la sainte Liturgie n'a plus cette action sur la société; la
religion est réfugiée, comme un secret, au fond des âmes fidèles ; les
institutions politiques ne sont plus que l'expression de l'orgueil humain qui
veut commander, ou qui refuse d'obéir.
Et cependant cette société du IV°
siècle qui produisait comme spontanément, par le seul esprit chrétien, ces lois
miséricordieuses que nous venons de rappeler, était encore demi-païenne ! La
nôtre a été fondée par le christianisme ; lui seul a civilisé nos pères les
barbares : et nous nommons progrès cette marche en sens inverse à toutes
les garanties d'ordre, de paix et de moralité qu'il avait inspirées aux
législateurs! Quand donc renaîtra cette foi de nos pères qui seule pourrait
rétablir les nations sur leurs bases ? Quand les sages de ce monde en
auront-ils fini avec les utopies humaines qui n'ont d'autre but que de flatter
ces passions funestes, que les mystères de Jésus-Christ, accomplis en ces
jours, réprouvent si hautement ?
Ajoutons encore un trait à ce que
nous avons rapporté sur les ordonnances des empereurs chrétiens pour la Semaine
sainte. Si l'esprit de charité et le désir d'imiter la miséricorde divine
obtenaient d'eux la délivrance des prisonniers, ils ne pouvaient manquer de
s'intéresser au sort des esclaves, en ces jours où Jésus-Christ a daigné
affranchir le genre humain par son sang. L'esclavage, fils du péché, et
institution fondamentale de l'ancien monde, avait été frappé à mort par la
prédication de l'Evangile; mais il était réservé aux particuliers de l'éteindre
successivement par l'application du principe de la fraternité chrétienne. De
même que Jésus-Christ et les Apôtres n'en avaient pas exigé l'abolition subite,
ainsi les princes chrétiens s'étaient bornés à encourager cette abolition par
leurs lois. Nous en trouvons une preuve solennelle au Code de Justinien, où,
après avoir interdit les procédures durant la grande Semaine et celle qui la
suit, le prince ajoute cette disposition touchante : « Il sera néanmoins permis
de donner la liberté aux esclaves; et aucun des actes nécessaires pour leur
affranchissement ne sera réputé contrevenir à cette loi [13].
» Au reste, par cette mesure charitable, Justinien ne faisait qu'appliquer à la
quinzaine de Pâques la loi miséricordieuse qu'avait portée Constantin, dès le
lendemain du triomphe de l'Eglise, en défendant toutes procédures le dimanche,
sauf celles qui auraient pour objet la liberté des esclaves.
Longtemps avant la paix de
Constantin, l'Eglise avait songé aux esclaves, en ces jours où se sont accomplis
les mystères de la rédemption universelle. Leurs maîtres chrétiens devaient les
laisser jouir d'un repos complet durant la quinzaine sacrée. Telle est la loi
canonique portée dans les Constitutions Apostoliques, recueil dont la
compilation est antérieure au IV° siècle. « Durant la grande Semaine qui
précède le jour de Pâques, y est-il dit, et durant celle qui le suit, les
esclaves se reposent, parce que l'une est la semaine de la Passion du Seigneur,
et l'autre, celle de sa Résurrection, et qu'ils ont besoin d'être instruits sur
ces mystères [14] »
Enfin, le dernier caractère des
jours où nous allons entrer est l'aumône plus abondante, et les œuvres de
miséricorde plus fréquentes. Saint Jean Chrysostome nous l'atteste pour son
temps, et remarque avec éloge que beaucoup de fidèles doublaient alors leurs
largesses envers les pauvres, afin de se mettre en plus parfait rapport avec la
divine munificence qui va répandre sans mesure ses bienfaits sur l'homme pécheur.
Chapitre II. Mystique du Temps de la Passion et de la Semaine Sainte
La sainte Liturgie abonde en
mystères, en ces jours où l'Eglise célèbre les anniversaires de tant de
merveilleux événements ; mais la plus grande partie de cette mystique se
rapportant à des rites et à des cérémonies propres à des jours spéciaux, nous
en traiterons à mesure que l'occasion s'en présentera. Notre but, ici, est
seulement de dire quelques mots sur les coutumes mystérieuses de l'Eglise dans
les deux semaines auxquelles ce volume est consacré.
Nous n'avons rien à ajouter à ce que
nous avons exposé, dans notre Carême, sur le mystère du Quadragénaire ;
la sainte carrière de l'expiation poursuit son cours, jusqu'à ce que le jeûne
des hommes pécheurs ait atteint la durée de celui que l'Homme-Dieu a accompli
sur la montagne. La troupe des fidèles du Christ continue à combattre, sous
l'armure spirituelle, les ennemis invisibles du salut ; assistée des Anges de
lumière, elle lutte corps à corps avec les esprits de ténèbres, par la
componction du cœur et par la mortification de la chair.
Trois objets, comme nous l'avons
dit, préoccupent spécialement l'Eglise pendant le Carême: la Passion du
Rédempteur dont nous avons, de semaine en semaine, pressenti les approches ; la
préparation des catéchumènes au baptême qui doit leur être conféré dans la nuit
de Pâques ; la réconciliation des pénitents publics, auxquels l'Eglise ouvrira
de nouveau son sein, le Jeudi de la Cène du Seigneur. Chaque jour qui s'écoule
rend plus vives ces trois grandes préoccupations de la sainte Eglise.
Le Sauveur, en ressuscitant Lazare à
Béthanie, aux portes de Jérusalem, a mis le comble à la rage de ses ennemis. Le peuple s'est ému en voyant reparaître dans les rues de la cité ce
mort de quatre jours; il se demande si le Messie opérera de plus grands prodiges, et s'il n'est pas
temps enfin de chanter Hosannah au fils de David. Bientôt il ne sera plus
possible d'arrêter l'élan des enfants d'Israël. Les princes des prêtres et les
anciens du peuple n'ont pas un instant à perdre, s'ils veulent empêcher la
proclamation de Jésus de Nazareth, roi
des Juifs. Nous allons assister à leurs infâmes conseils; le sang du Juste va
être vendu et pavé à deniers comptants.
La divine Victime, livrée par un de ses disciples, sera
jugée, condamnée, immolée ; et
les circonstances de ce drame sublime ne seront plus l'objet d'une
simple lecture : la sainte
Liturgie les représentera, de la façon la plus expressive, sous les yeux du
peuple fidèle.
Les catéchumènes n'ont plus que peu
de temps à soupirer vers la fontaine de vie. Leur instruction se complète
chaque jour; les figures de l'ancienne alliance achèvent de se dérouler à leurs
regards ; et bientôt ils n'auront plus rien à apprendre sur les mystères de
leur salut. Dans peu de jours on leur livrera le Symbole de la foi. Initiés aux
grandeurs et aux humiliations du Rédempteur, ils attendront avec les fidèles
l'instant de sa glorieuse résurrection ; et nous les accompagnerons de nos vœux
et de nos chants, à l'heure solennelle où, plongés dans la piscine du salut, et
ayant laissé toutes leurs souillures dans les eaux régénératrices, ils
remonteront purs et radieux pour recevoir les dons de l'Esprit divin, et
participer à la chair sacrée de l'Agneau qui ne doit plus mourir.
La réconciliation des pénitents
avance aussi à grands pas. Sous le cilice et la cendre, ils poursuivent leur
œuvre d'expiation. Les consolantes lectures que nous avons déjà entendues
continueront de leur être faites, et rafraîchiront de plus en plus leurs âmes.
L'approche de l'immolation de l'Agneau accroît leur espoir ; ils savent que le
sang de cet Agneau est d'une vertu infinie, et qu'il efface tous les péchés.
Avant la résurrection du libérateur, ils auront recouvré l'innocence perdue ;
le pardon descendra sur eux assez à temps pour qu'ils puissent encore
s'asseoir, heureux prodigues, à la table du Père de famille, le jour même où il
dira à ses convives : « J'ai désiré d'un désir ardent manger avec vous cette
Pâque[15]».
Telles sont en abrégé les scènes
augustes qui nous attendent; mais, en même temps, nous allons voir la sainte
Eglise, veuve désolée, s'abîmer de plus en plus dans les tristesses de son
deuil. Naguère elle pleurait les péchés de ses enfants; maintenant elle pleure
le trépas de son céleste Epoux. Dès longtemps déjà le joyeux Alléluia est banni
de ses cantiques ; elle supprimera désormais jusqu'à ce cri de gloire qu'elle
consacrait encore à l'adorable Trinité. A moins qu'elle ne célèbre la mémoire
de quelque Saint, dont la fête se rencontrerait encore jusqu'au samedi de la
Passion, elle s'interdira, en partie d'abord, et bientôt totalement, jusqu'à
ces paroles qu'elle aimait tant à redire : « Gloire au Père, et au Fils, et au
Saint-Esprit ! » Ses chants sont devenus trop lugubres, et ce cri de jubilation
irait mal à la désolation qui a submergé son cœur.
Ses lectures, aux offices de la
nuit, sont prises dans Jérémie, le plus lamentable des Prophètes. La couleur de
ses vêtements est toujours celle qu'elle a adoptée au jour où elle imposa les
cendres sur le front humilié de ses enfants; mais quand sera arrivé le
redoutable Vendredi, le violet ne suffira plus à sa tristesse : elle se
couvrira de vêtements noirs, comme ceux qui pleurent le trépas d'un mortel ;
car son Epoux est véritablement mort en ce jour. Les péchés des hommes et les
rigueurs de la justice divine ont fondu sur lui, et il a rendu son âme à son
Père, dans les horreurs de l'agonie.
Dans L'attente de cette heure
terrible, la sainte Eglise manifeste ses douloureux pressentiments, en voilant
par avance l'image de son divin Epoux. La croix elle-même a cessé d'être
accessible aux regards des fidèles; elle a disparu sous un voile sombre. Les
images des Saints ne sont plus visibles ; il est juste que le serviteur
s'efface, quand la gloire du Maître s'est éclipsée. Les interprètes de la
sainte Liturgie nous enseignent que cette austère coutume de voiler la croix au
temps de la Passion exprime l'humiliation du Rédempteur, réduit à se cacher
pour n'être pas lapidé par les Juifs, comme nous le lirons dans l'Evangile du
Dimanche de la Passion. L'Eglise applique dès le samedi, à Vêpres, cette
solennelle rubrique, et avec une telle rigueur que, dans les années où la fête
de l'Annonciation de Notre-Dame tombe dans la semaine de la Passion, l'image de
Marie, Mère de Dieu, demeure voilée, en ce jour même où l'Ange la salue pleine
de grâce et bénie entre toutes les femmes.
Chapitre III. Pratique du Temps de la Passion et de la Semaine Sainte
Le ciel de la sainte Eglise devient de
plus en plus sombre; les teintes sévères qu'il avait revêtues, dans le cours
des quatre semaines qui viennent de s'écouler, ne suffisent plus au deuil de
l'Epouse. Elle sait que les hommes cherchent l'Epoux, et qu'ils ont conspiré sa
mort. Douze jours ne seront pas écoulés qu’elle verra ses ennemis mettre sur
lui leurs mains sacrilèges. Elle aura à le suivre sur la montagne de douleur ;
elle recueillera son dernier soupir; elle verra sceller sur son corps inanimé
la pierre du sépulcre. Il n'est donc pas étonnant qu'elle invite tous ses
enfants, durant cette quinzaine à contempler celui qui est l'objet de toutes
ses affections et de toutes ses tristesses. Mais ce ne sont pas des larmes et
une compassion stériles que demande de nous notre mère: elle veut que nous
profitions des enseignements que vont nous fournir les terribles scènes que
nous sommes appelés avoir se succéder sous nos yeux. Elle se souvient que le
Sauveur, montant au Calvaire, dit à ces femmes de Jérusalem qui osaient pleurer
sur son sort en présence même de ses bourreaux : «Ne pleurez pas sur moi, mais
sur vous et sur vos enfants[16].
» Il ne refusait pas le tribut de leurs larmes, il était touché de leur
affection ; mais l'amour même qu'il leur portait lui dictait ces paroles. Il
voulait surtout les voir pénétrées de la grandeur de l'événement qui
s'accomplissait, à cette heure où la justice de Dieu se révélait si inexorable
envers le péché.
L'Eglise a commencé la conversion du
pécheur dans les semaines qui ont précédé ; elle veut maintenant la consommer.
Ce n'est plus le Christ jeûnant et priant sur la montagne de la Quarantaine
qu'elle offre à nos regards ; c'est la Victime universelle immolée pour le
salut du monde. L'heure va sonner, la puissance des ténèbres s'apprête à user
des moments qui lui sont laissés ; le plus affreux des crimes va être commis.
Le Fils de Dieu sera, dans quelques jours, livré au pouvoir des pécheurs, et
ils le tueront. L'Eglise n'a plus besoin d'exhorter ses enfants à la pénitence
; ils savent trop maintenant ce qu'est le péché qui a exigé une telle
expiation. Elle est tout entière aux sentiments que lui inspire le fatal
dénouement que devait avoir la présence d'un Dieu sur la terre ; et, en
exprimant ces sentiments par la sainte liturgie, elle nous guide dans ceux que nous
devons concevoir nous-mêmes.
Le caractère le plus général des
prières et des rites de cette quinzaine est une douleur profonde de voir le
Juste opprimé par ses ennemis jusqu'à la mort, et une indignation énergique
contre le peuple déicide. David, les Prophètes, fournissent ordinairement le
fond de ces formules de deuil. Tantôt c'est le Christ lui-même qui dévoile les
angoisses de son âme ; tantôt ce sont d'effroyables imprécations contre ses
bourreaux. Le châtiment de la nation juive est étalé dans toute son horreur, et
à chacun des trois derniers jours on entendra Jérémie se lamenter sur les
ruines de l'infidèle cité L'Eglise ne cherche pas à exciter une sensibilité stérile;
elle veut frapper d'abord au cœur de ses enfants par une terreur salutaire. S'ils
sont effrayés du crime commis dans Jérusalem, s'ils sentent qu'ils en sont
coupables, leurs larmes couleront toujours assez.
Préparons-nous donc à ces fortes
impressions trop souvent méconnues par la piété superficielle de notre temps,
Rappelons-nous l'amour et la bénignité du Fils de Dieu venant se confier aux
hommes, vivant de leur vie, poursuivant sans bruit sa pacifique carrière, «
passant sur cette terre en faisant le bien [17]
», et voyons maintenant cette vie toute de tendresse, de condescendance et
d'humilité, aboutira un supplice infâme sur le gibet des esclaves. Considérons
d'un côté le peuple pervers des pécheurs qui, faute de crimes, impute au
Rédempteur ses bienfaits, qui consomme la plus noire ingratitude par l'effusion
d'un sang aussi innocent qu'il est divin ; de l'autre, contemplons le Juste par
excellence en proie à toutes les amertumes, son âme « triste jusqu'à la mort [18]
», le poids de malédiction qui pèse sur lui, ce calice qu'il doit boire jusqu'à
la lie, malgré son humble réclamation ; le Ciel inflexible à ses prières comme
à ses douleurs ; enfin, entendons son cri : « Mon Dieu, mon Dieu , pourquoi
m'avez-vous abandonné [19]
? » C'est là ce qui émeut d'abord la sainte Eglise ; c'est là ce qu'elle
propose à notre attention ; car elle sait que si cette horrible scène est
comprise de nous, les liens que nous avons avec le péché se rompront
d'eux-mêmes, et qu'il nous sera impossible de demeurer plus longtemps complices
de tels forfaits.
Mais l'Eglise sait aussi combien le
cœur de l'homme est dur, combien il a besoin de craindre, pour se déterminer
enfin à s'amender : voilà pourquoi elle ne nous fait grâce d'aucune des
imprécations que les Prophètes placent dans la bouche du Messie contre ses
ennemis. Ces effrayants anathèmes sont autant de prophéties qui se sont
accomplies à la lettre sur les Juifs endurcis. Ils sont destinés à nous
apprendre ce que le chrétien lui-même pourrait avoir à craindre, s'il
persistait, selon l'énergique expression de saint Paul, à « crucifier de
nouveau Jésus-Christ [20]
». On se rappelle alors, et avec terreur, ces paroles du même Apôtre, dans
l'Epître aux Hébreux : « Quel supplice ne méritera pas, dit-il, celui qui aura
foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour vil le sang de l'alliance
par lequel il fut sanctifié, et qui aura fait outrage à l'Esprit de
grâce ? Car nous savons qui a dit : A moi la vengeance, et je saurai la
faire. Et ailleurs: Le Seigneur jugera son peuple. Ce sera donc une
chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant[21].
»
En effet, rien de plus affreux ;
car, en ces jours où nous sommes, « il n'a pas épargné son propre Fils [22]
», nous donnant par cette incompréhensible rigueur la mesure de ce que nous
devrions attendre de lui, s'il trouvait encore en nous le péché qui l'a contraint
d'en user si impitoyablement envers ce Fils bien-aimé, « objet de toutes ses
complaisances [23] ».
Ces considérations sur la justice envers la plus innocente et la plus auguste
de toutes les victimes, et sur le châtiment des Juifs impénitents, achèveront
de détruire en nous l'affection au péché, en développant cette crainte
salutaire sur laquelle une espérance ferme et un amour sincère viendront
s'appuyer comme sur une base inébranlable.
En effet, si, par nos péchés, nous
sommes les auteurs de la mort du Fils de Dieu, il est vrai aussi de dire que le
sang qui coule de ses plaies sacrées a la vertu de nous laver de ce crime. La
justice du Père céleste ne s'apaise que par l'effusion de ce sang divin; et la
miséricorde de ce même Père céleste veut qu'il soit employé à notre rachat. Le
fer des bourreaux a fait cinq ouvertures au corps du Rédempteur; et de là cinq
sources de salut coulent désormais sur l'humanité pour la purifier et rétablir
en chacun de nous l'image de Dieu que le péché avait effacée. Approchons donc
avec confiance, et glorifions ce sang libérateur qui ouvre au pécheur les
portes du ciel, et dont la valeur infinie suffirait à racheter des millions de
mondes plus coupables que le nôtre. Nous touchons à l'anniversaire du jour où
il a été versé ; bien des siècles déjà se sont écoulés depuis le moment où il
arrosa les membres déchirés de notre Sauveur, où, descendant en ruisseaux le
long de la croix, il baignait cette terre ingrate ; mais sa puissance est
toujours la même.
Venons donc « puiser aux fontaines
du Sauveur [24] »;
nos âmes en sortiront pleines de vie, toutes pures, tout éclatantes d'une
beauté céleste; il ne restera plus en elles la moindre trace de leurs anciennes
souillures ; et le Père nous aimera de l'amour même dont il aime son Fils. N'est-ce
pas pour nous recouvrer, nous qui étions perdus, qu'il a livre à la mort ce
Fils de sa tendresse ? Nous étions devenus la propriété de Satan par nos
pochés; les droits de l'enfer sur nous étaient certains; et voilà que tout à
coup nous lui sommes arrachés et nous rentrons dans nos droits primitifs. Dieu
cependant n'a point usé de violence pour nous enlever au ravisseur: comment
donc sommes-nous redevenus libres ? Ecoutez l'Apôtre: « Vous avez été rachetés
d'un grand prix [25] ».
Et quel est ce prix ? Le Prince des Apôtres nous l'explique : « Ce n'est pas,
dit-il, au prix d'un or et d'un argent corruptibles que vous avez été
affranchis, mais par le précieux sang de l'Agneau sans tache [26]
». Ce sang divin, déposé dans la balance de la justice céleste, l'a fait
pencher en notre faveur: tant il dépassait le poids de nos iniquités! La force
de ce sang a brisé les portes mêmes de l'enfer, rompu nos chaînes, « rétabli la
paix entre le ciel et la terre [27]
». Recueillons donc sur nous ce sang précieux, lavons-en toutes nos plaies,
marquons-en notre front comme d'un sceau ineffaçable et protecteur, afin qu'au
jour de la colère le glaive vengeur nous épargne.
Avec le sang de l'Agneau qui enlève
nos péchés, la sainte Eglise nous recommande en ces jours de vénérer aussi la
Croix, qui est comme l'autel sur lequel notre incomparable Victime est immolée.
Deux fois, dans le cours de l'année, aux fêtes de son Invention et de son
Exaltation, ce bois sacré nous sera montré pour recevoir nos hommages, comme
trophée de la victoire du Fils de Dieu; à ce moment, il ne nous parle que de
ses douleurs, il n'offre qu'une idée de honte et d'ignominie. Le Seigneur avait
dit dans l'ancienne alliance : « Maudit celui qui est suspendu au bois [28]
». L'Agneau qui nous sauve a daigné affronter cette malédiction ; mais, par là
même, combien nous devient cher ce bois autrefois infâme, désormais sacre! Le
voilà devenu l'instrument de notre salut, le gage sublime de l'amour du Fils de
Dieu pour nous. C'est pourquoi l'Eglise va lui rendre chaque jour, en notre
nom, les plus chers hommages; et nous, nous joindrons nos adorations aux
siennes. La reconnaissance envers le Sang qui nous a rachetés, une tendre
vénération envers la sainte Croix seront donc, durant cette quinzaine, les
sentiments qui occuperont particulièrement nos cœurs.
Mais que ferons-nous pour l'Agneau
lui-même, pour celui qui nous donne ce sang, et qui embrasse avec tant d'amour
la croix de notre délivrance ? N’est-il pas juste que nous nous attachions
à ses pas ; que, plus fidèles que les Apôtres lors de sa Passion, nous le
suivions jour par jour, heure par heure, dans la Voie douloureuse ? Nous lui
tiendrons donc fidèle compagnie, dans ces derniers jours où il est réduit à
fuir les regards de ses ennemis; nous envierons le sort de ces quelques
familles dévouées qui le recueillent dans leurs maisons, s'exposant par cette
hospitalité courageuse à toute la rage des Juifs; nous compatirons aux
inquiétudes mortelles de la plus tendre des mères ; nous pénétrerons par la
pensée dans cet horrible Sanhédrin où se trame l'affreux complot contre la vie
du Juste. Tout à coup l'horizon, si chargé de tempêtes, semblera un moment
s'éclaircir, et nous entendrons le cri d'Hosannah retentir dans les rues et les
places de Jérusalem. Cet hommage inattendu au fils de David, ces palmes, ces
voix naïves des enfants hébreux, feront trêve un instant à tant de noirs
pressentiments. Notre amour s'unira à ces hommages rendus au
Roi d'Israël qui visite avec tant de douceur la fille de Sion, pour
remplir l'oracle prophétique ; mais que ces joies subites seront de peu de
durée, et que nous retomberons promptement dans la tristesse ! Le traître
disciple ne tardera pas à consommer son odieux marché ; la dernière Pâque
arrivera enfin, et nous verrons l'agneau figuratif s'évanouir en présence du
véritable Agneau, dont la chair nous sera donnée en nourriture et le sang en
breuvage. Ce sera la Cène du Seigneur. Revêtus de la robe nuptiale, nous y prendrons place avec les disciples;
car ce jour est celui de la réconciliation qui réunit à une même table le
pécheur repentant et le juste toujours fidèle. Mais le temps presse : il faudra
partir pour le fatal jardin ; c'est là que nous pourrons apprécier le poids de
nos iniquités, à la vue des défaillances du cœur de Jésus, qui en est oppressé
jusqu'à demander grâce. Puis tout à coup, au milieu d'une nuit sombre, les
valets et la soldatesque, conduits par l'infâme Judas, mettront leurs mains impies sur le Fils de
l'Eternel; et les légions d'Anges qui l'adorent
resteront comme désarmées en
présence d'un tel
forfait. Alors commencera cette
série d'injustices dont
les tribunaux de Jérusalem seront l'odieux théâtre: le mensonge, la
calomnie, la soif du sang innocent, les lâchetés du gouverneur romain, les
insultes des valets et des soldats, les
cris tumultueux d'une populace aussi ingrate que cruelle; tels sont les incidents
dont se rempliront les heures rapides qui doivent s'écouler depuis l'instant où
le Rédempteur aura été saisi par ses ennemis, jusqu'à celui où il gravira, sous
sa croix, la colline du Calvaire. Nous verrons de près toutes ces choses ;
notre amour ne nous permettra pas de nous éloigner dans ces moments où, au
milieu de tant d'outrages, le Rédempteur traite la grande affaire de notre
salut.
Enfin, après les soufflets et les
crachats, après la sanglante flagellation, après le cruel opprobre du
couronnement d'épines, nous nous mettrons en marche à la suite du fils de
l'homme ; et c'est à la trace de son sang que nous reconnaîtrons ses pas. Il
nous faudra fendre les flots d'un peuple avide du supplice de l'innocent,
entendre les imprécations qu'il vomit contre le fils de David. Arrivés au lieu
du sacrifice, nous verrons de nos yeux l'auguste Victime, dépouillée de ses
vêtements, clouée au bois sur lequel elle doit expirer, élevée dans les airs,
entre le ciel et la terre, comme pour être plus exposée encore aux insultes des
pécheurs. Nous nous approcherons de l'Arbre de vie, afin de ne perdre ni une
seule goutte du sang qui purifie, ni une seule des paroles que, par
intervalles, le Rédempteur fera descendre jusqu'à nous. Nous compatirons à sa
Mère, dont le cœur est transpercé du glaive de douleur, et nous serons près
d'elle au moment où Jésus expirant nous léguera à sa tendresse. Enfin, après
les trois heures de son agonie, nous le verrons pencher la tète, et nous
recevrons son dernier soupir.
Et c'est là ce qui nous reste : un
corps inanimé et meurtri, des membres ensanglantés et roidis par le froid de la
mort; c'est tout ce qui nous reste de ce Fils de l'homme dont nous avions salué
avec tant d'allégresse la venue en ce monde ! Une lui a pas suffi, à lui, Fils
de l'Eternel, de « s'anéantir, en prenant la forme d'esclave [29]
» ; cette naissance dans la chair n'était que le début de son sacrifice ; son
amour devait l'entraîner jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix. Il
avait vu qu'il n'obtiendrait le nôtre qu'au prix d'une si généreuse immolation,
et son cœur n'a pas reculé. « Maintenant donc, nous dit saint Jean, aimons
Dieu, puisque Dieu nous a aimes le premier [30](2).
» Tel est le but que l'Eglise se propose dans ces solennels anniversaires.
Après avoir abattu notre orgueil et nos résistances par le spectacle effrayant
de la justice divine, elle entraîne notre cœur à aimer enfin celui qui s'est
livré, en notre place, aux coups de cette
inflexible justice. Malheur à nous, si cette grande semaine ne
produisait pas dans nos âmes un juste retour envers celui qui avait tous les
droits de nous haïr, et qui nous a aimés plus que lui-même ! Disons donc avec
l'Apôtre : « La charité de Jésus-Christ nous presse, et désormais tous ceux qui
vivent ne doivent plus vivre pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort pour eux[31].
» Nous devons cette fidélité à celui qui fut notre victime, et qui jusqu'au
dernier instant, au lieu de nous maudire, ne cessa de demander et d'obtenir
pour nous miséricorde. Un jour, il reparaîtra sur les nuées du ciel ; « les
hommes verront alors, dit le Prophète, celui qu'ils ont percé[32].
» Puissions-nous être de ceux auxquels la vue des cicatrices de ses blessures
n'inspirera que la confiance, parce qu'ils auront réparé par leur amour le
crime dont ils s'étaient rendus
coupables envers l'Agneau divin !
Espérons de la miséricorde de Dieu
que les saints jours où nous entrons produiront en nous cet heureux changement
qui nous permettra, lorsque l'heure du jugement de ce monde aura sonné, de
soutenir, sans trembler, le regard de celui que nous allons voir foulé sous les
pieds des pécheurs. Le trépas du Rédempteur bouleverse toute la nature: le
soleil se voile au milieu du jour, la terre tremble jusque dans ses fondements,
les rochers éclatent et se fendent ; que nos cœurs aussi soient ébranlés,
qu'ils se laissent aller de l'indifférence à la crainte, de la crainte à
l'espérance, de l'espérance enfin à l'amour; et après être descendus avec notre
libérateur jusqu'au fond des abîmes de la tristesse, nous mériterons de
remonter avec lui à la lumière, environnés des splendeurs de sa résurrection,
et portant en nous le gage d'une vie nouvelle que nous ne laisserons plus
s'éteindre.
[1] Nous ne jugeons pas à propos d'entrer ici dans les
discussions purement archéologiques qui se sont élevées sur le nom de Mediana, par lequel le Dimanche de la Passion est désigné
sur d'anciens monuments de la Liturgie et du Droit ecclésiastique.
[3] Hom. XXX in Genes.
[9]
S. Eligii Sermo x.
[10]
Ce privilège s'étendait même, d'après les Capitulaires, aux fêtes de Noël et de
la Pentecôte.
[11]
Capitular. lib. VI.
[12] Jean Juvénal des Ursins, à l'année 1382.
[13] Cod. lib. III, XII, de feriis. Leg. 8.
[14] Constit. Apost. lib. VII, c. XXXIII.
[15] Luc. XXII, 15.
[16] Luc. XXIII, 28.
[20] Hebr. VI. 6.
[21] Ibid. X, 31.
[22] Ibid. X, 31.
[23] Matth. III, 17.
[24] Isai. XII, 3.
[27] Coloss. I, 20.
[28] Deut. XXI, 23.
[32] Zachar. XII, 10.