La carême (Dom Guéranger)
Préface
Nous entrons, par ce nouveau volume, dans le saint
temps du Carême ; mais telle est la richesse de la Liturgie dans cette saison,
qu'il nous a été impossible de conduire le lecteur au delà du samedi de la
quatrième semaine. La semaine de la Passion et la Semaine sainte, qui
complètent les quarante jours de la pénitence annuelle, demandent à être
traitées avec des développements que nous n'eussions pu introduire dans ce
volume sans le conduire à des proportions par trop exagérées.
Son étendue est déjà considérable,
bien qu'il ne comprenne que les deux tiers de la carrière que nous avons à
parcourir. Nous l'avons intitulé le Carême ; néanmoins les deux semaines
qui nous restent à traiter sont aussi comprises dans le Carême ; on peut même
dire qu'elles en sont la partie principale et la plus sacrée. Toutefois, en
attribuant le nom de Carême a cette première section, nous n'avons fait
que ce que fait la Liturgie elle-même, qui ne maintient cette dénomination que
jusqu'au samedi de la quatrième semaine, donnant aux deux semaines suivantes
les noms de Semaine de la Passion et de Grande Semaine. Notre
volume suivant sera donc intitulé : La Passion et la Semaine sainte.
Nous faisons des vœux pour que nos
lecteurs, déjà initiés, par le Temps de la Septuagésime, aux fortes et
salutaires pensées que l'Eglise cherchait dès lors à leur suggérer, pénètrent maintenant dans
l'esprit du Carême, à l'aide des
lectures sacrées qui vont leur être proposées chaque jour. Nous y avons
joint notre humble glose ; mais telle est l'abondance de la doctrine qui ressort de cet enseignement
séculaire, qu'il nous a fallu nous borner à relever seulement quelques traits. Des développements plus
complets nous eussent contraint à écrire
un volume entier pour chaque semaine. On
rencontre aujourd'hui si peu de personnes qui possèdent la clef des saintes
Ecritures, que souvent les choses qui étaient les plus familières à nos pères sont aujourd'hui totalement
ignorées de leurs descendants. Daigne le Seigneur bénir nos faibles essais, et
répandre sur les catholiques de France cet esprit d'intelligence des choses
saintes qui nourrit la foi et féconde la vie chrétienne!
Chapitre I. Historique du Carême
On donne le nom de Carême au jeûne
de quarante jours par lequel l'Eglise se prépare à célébrer la fête de Pâques ;
et l'institution de ce jeûne solennel remonte aux premiers temps du
Christianisme. Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même l'a inauguré par son
exemple, en jeûnant quarante jours et quarante nuits dans le désert ; et s'il
n'a pas voulu, dans sa suprême sagesse, en faire un commandement divin qui dès
lors n'eût plus été susceptible de dispense, il a du moins déclaré que le jeûne
imposé si souvent par l'ordre de Dieu dans l'ancienne loi serait aussi pratiqué
par les enfants de la loi nouvelle.
Un jour, les disciples de Jean
s'approchèrent de Jésus et lui dirent : « Pourquoi, tandis que nous et les
pharisiens jeûnons fréquemment, vos disciples ne jeûnent-ils pas? » Jésus
daigna leur répondre: « Est-ce que les enfants de l'Epoux peuvent être dans le
deuil, tandis que l'Epoux est avec eux? Il viendra un temps où
l'Epoux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. [1]»
Aussi voyons-nous, par le livre des
Actes des Apôtres, les disciples du Sauveur, après la fondation de l'Eglise,
s'appliquer au jeûne et le recommander aux fidèles dans les Epîtres qu'ils leur
adressent. La raison de cette conduite est facile à saisir. L'homme est demeure
pécheur, même après l'accomplissement des mystères divins par lesquels le
Christ a opéré notre salut ; l'expiation est donc encore nécessaire.
C'est pourquoi les saints Apôtres,
venant au secours de notre faiblesse, statuèrent, dès le commencement du
christianisme, que la solennité de la Pâque serait précédée d'un jeûne
universel ; et l'on détermina tout naturellement pour cette carrière de
pénitence le nombre de quarante jours, que l'exemple du Sauveur lui-même avait
marqué. L'institution apostolique du Carême nous est attestée par saint Jérôme[2],
saint Léon le Grand[3],
saint Cyrille d'Alexandrie [4],
saint Isidore de Séville [5],
etc., bien qu'il y ait eu à l'origine des variétés assez considérables dans la
manière d'appliquer cette loi.
On a vu déjà, dans le Temps de la
Septuagésime, que les Orientaux commencent leur Curé me avant les Latins, parce
que leur coutume étant de ne pas jeûner les samedis, ni même les jeudis en
certains lieux, ils sont contraints, pour arriver a la mesure voulue, de
précéder l'Occident dans la carrière de la pénitence. Ces sortes d'exceptions
sont du nombre de celles qui confirment la règle. Nous avons fait voir aussi comment l'Eglise latine, qui,
primitivement, ne jeûnait que trente-six jours sur les six semaines du Carême,
le jeûne du dimanche avant été de tout temps prohibé dans l'Eglise, a cru
devoir ajouter postérieurement les quatre derniers jours de la semaine de
Quinquagésime, afin de former rigoureusement le nombre de quarante jours de
jeûne.
La matière du Carême ayant été
traitée souvent et avec abondance, nous sommes contraint d'abréger
considérablement les détails dans l'exposé historique que nous faisons ici,
afin de ne pas dépasser les proportions de cet ouvrage ; nous ferons en sorte
cependant de ne rien omettre d'essentiel. Puissions-nous réussir a faire
comprendre aux fidèles l'importance et la gravite de cette sainte institution,
qui est destinée a remplir une si grande part dans l'œuvre du salut de chacun
de nous !
Le Carême est un temps spécialement
consacré à la pénitence ; et la pénitence s'y exerce principalement par la
pratique du jeûne. Le jeûne est une abstinence volontaire que l'homme s'impose
en expiation de ses pèches, et qui, durant le Carême, s'accomplit en vertu
d'une loi générale de l'Eglise. Dans la discipline actuelle de l'Occident, le
jeûne du Carême n'est pas d'une plus grande rigueur que celui qui est imposé
aux Vigiles de certaines fêtes et aux Quatre-Temps ; mais il s'étend à toute la
série des quarante jours, et n'est suspendu que par la solennité du dimanche.
Nous n'avons pas besoin de
démontrera des chrétiens l'importance et l'utilité du jeûne; les divines
Ecritures de l'Ancien et du Nouveau Testament déposent tout entières en faveur
de cette sainte pratique. On peut même dire que la tradition de tous les
peuples vient y joindre son témoignage ; car cette idée que l'homme peut
apaiser la divinité en soumettant son corps à l'expiation a fait le tour du
monde et se retrouve dans toutes les religions, même les plus éloignées delà
pureté des traditions patriarcales.
Saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme et saint Grégoire le Grand ont remarqué que le
précepte auquel furent soumis nos premiers parents dans le paradis terrestre
était un précepte d'abstinence, et que c'est pour ne pas avoir gardé cette
vertu qu'ils se sont précipités dans un abîme de maux, eux et toute leur
postérité. La vie de privations à laquelle le roi déchu de la création se vit
soumis désormais sur la terre, qui ne devait plus produire pour lui que des
ronces et des épines, montra dans tout son jour cette loi d'expiation que le
Créateur irrité a imposée aux membres révoltés de l'homme pécheur.
Jusqu'au temps du déluge, nos
ancêtres soutinrent leur existence par Tunique secours des fruits de la terre,
qu'ils ne lui arrachaient qu'à force de travail. Mais lorsque Dieu, comme nous
l'avons vu, jugea à propos, dans sa sagesse et dans sa miséricorde, d'abréger
la vie de l'homme, afin de resserrer le cercle de ses dépravations, il daigna
lui permettre de se nourrir de la chair des animaux, comme pour suppléer à
l'appauvrissement des forces de la nature. En même temps Noé, poussé par un
instinct divin, exprimait le jus de la vigne; et un nouveau supplément était
apporté à la faiblesse de l'homme.
La nature du jeûne a donc été
déterminée d'après ces divers éléments qui servent à la sustentation des forces
humaines ; et d'abord il a dû consister dans l'abstinence de la chair des
animaux, parce que ce secours, offert par la condescendance de Dieu, est moins
rigoureusement nécessaire à la vie. La privation de la viande, avec les
adoucissements que l'Eglise a consentis, est demeurée comme essentielle dans la
notion du jeune: ainsi on a pu, selon les pays, tolérer l'usage des œufs. des
laitages, de la graisse même ; mais on l'a fait sans abandonner le principe
fondamental, qui consiste dans la suspension réelle de l'usage de la chair des
animaux. Durant un grand nombre de siècles, comme aujourd'hui encore dans les
Eglises de l'Orient, les œufs et tous les laitages demeuraient interdits, parce
qu'ils proviennent des substances animales ; et ils ne sont même permis
aujourd'hui dans les Eglises latines qu'en vertu d'une dispense annuelle et
plus ou moins générale. Telle est même la rigueur du précepte de l'abstinence
de la viande, qu'il n'est pas suspendu le dimanche en Carême, malgré
l'interruption du jeûne, et que ceux qui ont obtenu dispense des jeûnes de la
semaine demeurent sous l'obligation de cette abstinence, à moins qu'elle n'ait
été levée par une dispense spéciale.
Dans les premiers siècles du
christianisme, le jeûne renfermait aussi l'abstinence du vin ; c'est ce que
nous apprenons de saint Cyrille de Jérusalem[6],
de saint Basile[7], de
saint Jean Chrysostome [8],
de Théophile d'Alexandrie [9]
etc. Cette rigueur a disparu d'assez bonne heure chez les Occidentaux; mais
elle s'est conservée plus longtemps chez les chrétiens d'Orient.
Enfin le jeûne, pour être complet,
doit s'étendre, dans une certaine mesure, jusqu'à la privation delà nourriture
ordinaire : en ce sens qu'il ne comporte qu'un seul repas par jour. Telle est
l'idée que Ton doit s'en former et qui résulte de toute la pratique de
l'Eglise, malgré les nombreuses modifications qui se sont produites, de siècle
en siècle, dans la discipline du Carême.
L'usage des Juifs, dans l'Ancien
Testament, était de différer jusqu'au soleil couché l'unique repas permis dans
les jours de jeûne. Cette coutume passa dans l'Eglise chrétienne et s'établit
jusque dans nos contrées occidentales, où elle fut gardée longtemps d'une
manière inviolable. Enfin, des le IX° siècle, un adoucissement se produisit peu
à peu dans l'Eglise latine ; et l'on trouve à cette époque un Capitulaire de
Théodulphe, évêque d'Orléans, dans lequel ce prélat réclame contre ceux qui
déjà se croyaient en droit de prendre leur repas à l'heure de None,
c'est-à-dire à trois heures de l'après-midi[10].
Néanmoins, ce relâchement s'étendait insensiblement ; car nous rencontrons des
le siècle suivant le témoignage du célèbre Rathier, évêque de Vérone, qui, dans
un Sermon sur le Carême, reconnaît aux fidèles la liberté de rompre le jeûne
dès l'heure de None[11].
On trouve bien encore quelques traces de réclamation au XI° siècle, dans un
Concile de Rouen qui défend aux fidèles de prendre leur repas avant que l'on
ait commencé à l'église l'Office des Vêpres, à l'issue de celui de None[12]
; maison entrevoit déjà ici l'usage
d'anticiper l'heure des Vêpres, afin de donner aux fidèles une raison d'avancer
leur repas.
Jusque vers cette époque, en effet,
la coutume avait été de ne célébrer la Messe, les jours de jeûne qu'après avoir
chanté l'Office de None qui commençait vers trois heures, et de ne chanter les
Vêpres qu'au moment du coucher du soleil. La discipline du jeûne s'adoucissant
graduellement, l'Eglise ne jugea pas à propos d'intervertir l'ordre de ses
Offices qui remontait à la plus haute antiquité ; mais successivement elle
anticipa d'abord les Vêpres, puis la Messe, puis enfin None, de manière à
permettre que les Vêpres se pussent terminer avant midi, lorsque la coutume eut
enfin autorisé les fidèles à prendre leur repas au milieu de la journée.
Au XII° siècle, nous voyons par un
passage de Hugues de Saint-Victor que l'usage de rompre le jeûne à l'heure de
None était devenu général [13]
; cette pratique fut consacrée au XIII° siècle par l'enseignement des docteurs
scolastiques. Alexandre de Halès, dans sa Somme, l'enseigne formellement [14]
et saint Thomas d'Aquin n'est pas moins exprès[15].
Mais l'adoucissement devait
s'étendre encore; et nous voyons, dès la fin du même XIII° siècle, le docteur
Richard de Middleton, célèbre franciscain, enseigner que l'on ne doit pas
regarder comme transgresseurs du jeûne ceux qui prendraient leur repas à
l'heure de Sexte, c'est-à-dire à midi, parce que, dit-il, cet usage à déjà
prévalu en plusieurs endroits, et que l'heure à laquelle on mange n'est pas
aussi nécessaire à l'essence du jeûne que l'unité du repas[16].
Le XIV° siècle consacra par sa
pratique et par un enseignement formel le sentiment de Richard de Middleton.
Nous citerons en témoignage le fameux docteur Durand de Saint-Pourçain, dominicain
et évêque de Meaux. Il ne fait aucune difficulté d'assigner l'heure de midi
pour le repas dans les jours de jeûne ; telle est, dit-il, la pratique du pape,
des cardinaux et même des religieux[17].
On ne doit donc pas être surpris de voir cet enseignement maintenu au XV°
siècle par les plus graves auteurs, comme saint Antonin, Etienne Poncher,
évêque de Paris, le cardinal Cajétan, etc. En vain Alexandre de Halès et saint
Thomas avaient cherché à retarder la décadence du jeûne en fixant pour le repas
l'heure de None ; ils furent bientôt débordés, et la discipline actuelle
s'établit, pour ainsi dire, dès leur temps.
Mais, par l'avancement même de l'heure du repas, le
jeûne, qui consiste essentiellement à ne faire que cet unique repas, était devenu d'une pratique difficile, à raison du long
intervalle qui s'écoule d'un midi à l'autre. Il fallut donc venir au secours de
la faiblesse humaine, en autorisant ce
qu'on a appelé la Collation. La première origine de cet usage est fort
ancienne, et provient des coutumes monastiques. La Règle de
saint Benoît prescrivait, en dehors du Carême ecclésiastique, un grand
nombre de jeûnes; mais elle en tempérait la rigueur, en permettant le repas à
l'heure de None : ce qui rendait ces jeûnes moins pénibles que ceux du Carême,
auxquels tous les fidèles, séculiers ou
religieux, étaient tenus jusqu'au coucher du soleil. Néanmoins, comme les
moines se trouvaient avoir à accomplir les plus rudes travaux de la campagne
durant l'été et l'automne, époque où ces jeunes jusqu'à None étaient fréquents,
et devenaient même journaliers, à partir du 14 septembre; les Abbés, usant d'un
pouvoir fondé sur la Règle elle-même, accordèrent aux religieux la liberté de
boire sur le soir un coup de vin avant les Compiles, afin de restaurer leurs
forces épuisées par les fatigues de la journée. Ce soulagement se prenait en commun,
et au moment où l'on faisait la lecture du soir appelée Conférence, en
latin Collatio, parce qu'elle consistait principalement à lire les
célèbres Conférences (Collationes) de Cassien : de là vint le nom de Collation
donné à cet adoucissement du jeûne monastique.
Dès le IX° siècle, nous voyons
l'Assemblée d'Aix-la-Chapelle de 817[18],
étendre aux jeûnes même du Carême celte liberté, à raison de la grande fatigue
qu'éprouvaient les moines dans les Offices divins de ce saint temps. Mais on
remarqua dans la suite que l'usage de cette boisson pouvait avoir des
inconvénients pour la santé, si l'on n'y joignait pas quelque chose de solide ;
et du XIV° au XV° siècle, l'usage s'introduisit de donner aux religieux un
léger morceau de pain qu'ils mangeaient en prenant le coup de vin qui leur
était accordé à la Collation.
Ces adoucissements du jeûne primitif
s'étant introduits dans les cloîtres, il était naturel qu'ils s'étendissent
bientôt aux séculiers eux-mêmes. La liberté de boire hors de l'unique repas
s'établit peu à peu ; et dès le XIII° siècle saint Thomas, examinant la
question de savoir si la boisson rompt le jeûne, la résout négativement[19];
toutefois, il n'admet pas encore que l'on puisse joindre à cette boisson une
nourriture solide. Mais lorsque, dès la fin du XIII° siècle et dans le cours du
XIV°, le repas eut été, sans retour, avancé à midi, une simple boisson dans la
soirée ne pouvait plus suffire pour soutenir les forces du corps; ce fut alors
que l'usage de prendre du pain, des herbes, des fruits, etc., outre la boisson,
s'introduisit à la fois dans les cloîtres et dans le siècle, à la condition
cependant d'user de ces aliments avec une telle modération que la collation ne
fût jamais transformée en un second repas.
Telles furent les conquêtes que le
relâchement de la ferveur, et aussi l’affaiblissement gênerai des forces chez
les peuples occidentaux obtinrent sur l'antique observance du jeûne. Toutefois,
ces envahissements ne sont pas les seuls que nous ayons à constater. Durant de
longs siècles l'abstinence de la viande entraînait l'interdiction de tout ce
qui provient du règne animal, sauf le poisson, qui a toujours été privilégié à
cause de sa nature froide, et pour diverses raisons mystérieuses fondées sur
les saintes Ecritures. Les laitages de toute espèce furent longtemps prohibés;
et aujourd'hui encore le beurre et le fromage sont détendus à Home, tous les
jours où n'a pas été donnée la dispense pour manger de la viande.
Dès le IX° siècle, l'usage s'établit
dans l'Europe occidentale, particulièrement en Allemagne et dans les pays
septentrionaux, d'user des laitages en Carême ; le concile de Kedlimbourg, au
XI° siècle, s'efforça en vain de le déraciner [20].
Après avoir essayé de légitimer cette pratique, au moyen de dispenses
temporaires qu'elles obtenaient des souverains pontifes, ces Eglises finirent
par jouir paisiblement de leur coutume. Jusqu'au XVI° siècle, les Eglises de
France maintinrent l'ancienne rigueur,
qui parait n'avoir cédé tout à fait que dans le XVII°. En réparation de
cette brèche faite à l'ancienne discipline, et comme pour compenser par un acte
pieux et solennel le relâchement qui s'était introduit sur cet article des
laitages, toutes les paroisses de Paris, auxquelles se joignaient les
Dominicains, les Franciscains, les Carmes et les Augustins, se rendaient en
procession à l'Eglise de Notre-Dame, le Dimanche de Quinquagésime ; et ce même
jour, le Chapitre métropolitain, avec le clergé des quatre paroisses qui lui
étaient sujettes, allait faire une station dans la cour du Palais, et chanter
une Antienne devant la relique de la vraie Croix qui était exposée dans la
Sainte-Chapelle. Ces pieux usages, qui avaient pour but de rappeler l'ancienne
discipline, ont duré jusqu'à la Révolution.
Mais la concession des laitages
n'entraînait pas la liberté d'user des œufs en Carême. Sur ce point, l'ancienne
règle est demeurée en vigueur; et cet aliment n'est jamais permis que selon la
teneur de la dispense qui peut être donnée annuellement. A Rome, les œufs
demeurent toujours prohibés, les jours où la dispense pour user de la viande
n'a pas été octroyée; en d'autres lieux, les œufs permis à certains jours
demeurent interdits en d'autres, et particulièrement dans la Semaine sainte. On
voit que partout l'Eglise, préoccupée du bien spirituel de ses enfants, a
cherché à maintenir, dans leur intérêt, tout ce qu'elle a pu conserver des
salutaires observances qui doivent les aider à satisfaire à la justice de Dieu.
C'est en vertu de ce principe que Benoît XIV, alarmé de l'extrême facilité avec
laquelle dès son temps les dispenses de l'abstinence se multipliaient de toutes
parts, a renouvelé par une solennelle Constitution, en date du 10 juin 1745,
la défense de servir sur la même table du poisson et de la viande aux
jours de jeune.
Ce même Pontife, que l'on n'a jamais
accusé d'exagération, adressa dès la première année de son pontificat, le 30
mai 1741, une Lettre Encyclique à tous les Evêques du monde chrétien, dans
laquelle il exprime avec force la douleur dont il est pénétré à la vue du
relâchement qui déjà s'introduisait partout au moyen des dispenses indiscrètes
et non motivées. « L'observance du Carême, disait le Pontife, est le lien de
notre milice ; c'est par elle que nous nous distinguons des ennemis de la Croix
de Jésus-Christ ; par elle que nous détournons les fléaux de la divine colère ;
par elle que, protégés du secours céleste durant le jour, nous nous fortifions
contre les princes des ténèbres. Si cette observance vient à se relâcher, c'est
au détriment de la gloire de Dieu, au déshonneur de la religion catholique, au
péril des âmes chrétiennes ; et Ton ne doit pas douter que cette négligence ne
devienne la source de malheurs pour les peuples, de désastres dans les affaires
publiques et d'infortunes pour les particuliers[21]. »
Un siècle s'est écoulé depuis ce
solennel avertissement du Pontife, et le relâchement qu'il eût voulu ralentir
est toujours allé croissant. Combien compte-t-on dans nos cités de chrétiens
strictement fidèles à l'observance du Carême, en la forme pourtant si réduite
que nous avons exposée? Ne voyons-nous pas chaque année les Pasteurs des
Eglises publier des dispenses générales toujours plus étendues, et en même
temps le nombre de ceux qui s'astreignent à ne pas dépasser ces dispenses
diminuer de jour en jour? Où nous conduira cette mollesse qui s'accroît sans
fin, si ce n'est à l'abaissement universel des caractères et par là au
renversement de la société? Déjà les tristes prédictions de Benoît XIV ne sont
que trop visiblement accomplies. Les nations chez lesquelles l'idée de
l'expiation vient à s'éteindre défient la colère de Dieu; et il ne reste
bientôt plus pour elles d'autre sort que la dissolution ou la conquête. De
pieux et courageux étions ont été faits pour relever l'observation du Dimanche,
au sein de nos populations asservies sous l'amour du gain et de la spéculation.
Des succès inespérés sont venus couronner ces efforts ; qui sait si le bras du
Seigneur levé pour nous frapper ne s'arrêtera pas, en présence d'un peuple qui
commence à se ressouvenir de la maison de Dieu et de son culte? Nous devons
l'espérer ; mais cet espoir sera plus ferme encore, lorsque Ton verra les
chrétiens de nos sociétés amollies et dégénérées rentrer, à l'exemple des
Ninivites, dans la voie trop longtemps abandonnée de l'expiation et de la
pénitence.
Mais reprenons notre récit
historique, et signalons encore quelques traits de l'antique fidélité des
chrétiens aux saintes observances du Carême. Il ne sera pas hors de propos de
rappeler ici la forme des premières dispenses dont les annales de l'Eglise ont
conservé le souvenir : on y puisera un enseignement salutaire.
Au XIIIe siècle, l'archevêque de
Brague recourait au Pontife Romain, qui était alors le grand Innocent III, pour
lui faire savoir que la plus grande partie de son peuple avait été obligée de
se nourrir de viande durant le Carême, par suite d'une disette qui avait privé
la province de toutes les provisions ordinaires ; le prélat demandait au pape
quelle compensation il devait imposer aux fidèles pour cette violation forcée
de l'abstinence quadragésimale. Il consultait en outre le Pontife sur la
conduite à tenir à L'égard des malades qui demandaient dispense pour user
d'aliments gras. La réponse d'Innocent III, qui est insérée au Corps du Droit[22],
est pleine de modération et de charité, comme on devait s'y attendre ; mais
nous apprenons par ce fait que tel était alors le respect pour la loi générale
du Carême, que l'on ne voyait que l'autorité du souverain pontife qui pût en
délier les fidèles. Les âges suivants n'eurent point une autre manière
d'entendre la question des dispenses.
Venceslas, roi de Bohême, se
trouvant atteint d'une infirmité qui rendait nuisibles à sa santé les aliments
de Carême, s'adressa, en 1297, à Boniface VIII, afin d'obtenir la permission
d'user de la viande. Le Pontife commit deux Abbés de l'Ordre de Cîteaux pour
informer au sujet de l'état réel de la santé du prince; et, sur leur rapport
favorable, il accorda la dispense demandée, eu y mettant toutefois les
conditions suivantes : que l'on s'assurerait si le roi ne se serait pas engagé
par vœu à jeûner toute sa vie pendant le Carême ; que les vendredis, les
samedis et la Vigile de saint Mathias seraient exceptés delà dispense; enfin
que le roi mangerait en particulier, et le ferait sobrement [23].
Nous trouvons au XIV° siècle deux
brefs de dispense adressés par Clément VI, en 1351, à Jean, roi de France, et à
la reine son épouse. Dans le premier, le Pape,
ayant égard à ce que le roi, durant les guerres auxquelles
il est occupé, se trouve souvent en des lieux où le poisson est rare, accorde
au confesseur de ce prince le pouvoir de permettre, à lui et à ceux qui seront
à sa suite, l'usage de la viande, à la réserve cependant du Carême entier,
des vendredis de Tannée et de certaines Vigiles; pourvu encore que ni le roi ni
les siens ne se soient pas engagés par un vœu à l'abstinence pendant toute leur
vie [24].
Par le second bref, Clément VI, répondant à la demande que lui avait présentée
le roi Jean pour être exempté du jeûne, commet encore le confesseur du monarque
et ceux qui lui succéderont dans cet emploi, pour le dispenser, ainsi que la
reine, de l'obligation du jeûne, après avoir pris l'avis des médecins [25].
Quelques années plus tard, en 1376,
Grégoire XI rendait un nouveau bref, en faveur du roi de Fiance Charles V et de
la reine Jeanne son épouse, par lequel il déléguait à leur confesseur le
pouvoir de leur accorder l'usage des œufs et des laitages, pendant le Carême,
de l'avis des médecins qui demeureront chargés en conscience, aussi bien que le
confesseur, d'en répondre devant Dieu. La permission s'étend aux cuisiniers et
aux serviteurs, mais seulement pour goûter les mets [26].
Le XV° siècle continue de nous
fournir des exemples de ce recours au siège apostolique pour la dispense des
observances quadragésimales. Nous citerons en particulier le bref que Sixte IV
adressa, en 1483, à Jacques III, roi d'Ecosse, et par lequel il permet à ce
prince d'user de la viande aux jours d'abstinence, toujours de l'avis du confesseur[27].
Enfin, au XVI° siècle, nous voyons Jules II accorder une faculté semblable à
Jean, roi de Danemark, et à la reine Christine son épouse [28]
; et quelques années plus tard, Clément VII octroyer le même privilège à
l'empereur Charles-Quint [29],
et ensuite à Henri II de Navarre et à la reine Marguerite son épouse [30].
Telle était donc la gravite avec
laquelle on procédait encore il y a trois siècles, quand il s'agissait de délier
les princes eux-mêmes d'une obligation qui tient à ce que le christianisme a de
plus universel et de plus sacré. Que l'on juge d'après cela du chemin qu'ont
fait les sociétés modernes dans la voie du relâchement et de l'indifférence.
Que l'on compare ces populations auxquelles la crainte des jugements de Dieu et
la noble idée de l'expiation faisaient embrasser chaque année de si longues et
si rigoureuses privations, avec nos races molles et attiédies chez lesquelles
le sensualisme delà vie éteint de jour en jour le sentiment du mal, si
facilement commis, si promptement pardonne et réparé si faiblement.
Où sont maintenant ces joies naïves
et innocentes de nos pères à la fête de Pâques, lorsque, après une privation de
quarante jours, ils rentraient en possession des aliments plus nourrissants et
plus agréables qu'ils s'étaient interdits durant cette longue période ? Avec
quel charme, et aussi quelle sérénité de conscience, ils rentraient dans les
habitudes d'une vie plus facile qu'ils avaient suspendue pour affliger leurs
âmes dans le recueillement, la séparation du monde et la pénitence ! Et ceci
nous amène à ajouter quelques mots encore pour aider le lecteur catholique à
bien saisir l'aspect de la chrétienté, dans les âges de foi, au temps du
Carême.
Que l'on se figure donc un temps
durant lequel non seulement les divertissements et les spectacles étaient
interdits par l'autorité publique [31],
mais où les tribunaux vaquaient, afin de ne pas troubler cette paix et ce
silence des passions si favorable au pécheur pour sonder les plaies de son âme,
et préparer sa réconciliation avec Dieu. Dès l'an 38o, Gratien et Théodose
avaient porté une loi qui ordonnait aux juges de surseoir à toutes procédures
et à toutes poursuites, quarante jours avant Pâques[32].
Le Code Théodosien renferme plusieurs autres dispositions analogues ; et nous
voyons les conciles de France, encore au IX° siècle, s'adresser aux rois
carlovingiens pour réclamer l'application de cette mesure, qui avait été
sanctionnée par les Canons et recommandée par les Pères de l'Eglise[33]
. La législation d'Occident a depuis longtemps laissé tomber ces traditions
trop chrétiennes ; mais, il faut le dire avec humiliation, elles se sont
conservées chez les Turcs qui, aujourd'hui encore, suspendent toute action judiciaire
pendant la durée des trente jours de leur grand Ramadan.
Le Carême fut longtemps jugé
incompatible avec l'exercice de la chasse, à cause de la dissipation et du
tumulte qu'il entraîne. Au IX° siècle, le pape saint Nicolas Ier l'interdisait
durant ce saint temps aux Bulgares [34],
nouvellement convertis au christianisme ; et encore au XIII° siècle, saint
Raymond de Pennafort, dans sa Somme des cas pénitentiaux, enseigne que
l’on ne peut sans un péché se livrer à cet exercice durant le Carême, si la
chasse est bruyante et se fait avec des chiens et des faucons [35].
Cette obligation est du nombre de celles qui sont tombées en désuétude; mais
saint Charles la renouvela pour la province de Milan, dans un de ses conciles.
On ne s'étonnera pas sans doute de
voir la chasse interdite pendant le Carême, quand on saura que, dans les
siècles chrétiens, la guerre elle-même, si nécessaire quelquefois au repos et à
l'intérêt légitime des nations, devait suspendre ses hostilités durant la
sainte Quarantaine. Dès le IV° siècle, Constantin avait ordonné la cessation
des exercices militaires les dimanches et les vendredis, pour rendre hommage au
Christ, qui a souffert et est ressuscité en ces jours, et pour ne pas enlever
les chrétiens au recueillement avec lequel ces mystères demandent d'être célébrés[36].
Au IX° siècle, la discipline de l'Eglise d'Occident exigeait universellement la
suspension des armes, durant tout le Carême, hors le cas de nécessité, comme on
le voit par les actes de l'assemblée de Compiègne, en 833 [37],
et parles conciles de Meaux [38]
et d'Aix-la-Chapelle, à la même époque [39].
Les instructions du pape saint Nicolas Ier aux Bulgares expriment la même
intention [40]; et
l’on voit, par une lettre de saint Grégoire VII à Didier, Abbé du Mont-Cassin,
que cette règle était encore respectée au XI° siècle [41].
Nous la voyons même observée jusque dans le XII°, en Angleterre, au rapport de
Guillaume de Malmesbury, par deux armées en présence: celle de l'impératrice
Mathilde, comtesse d'Anjou, fille du roi Henri, et celle du roi Etienne, comte
de Boulogne, qui, en l'année 1143, allaient en venir aux mains pour la
succession à la couronne [42].
Tous nos lecteurs connaissent
l'admirable institution de la Trêve de Dieu, au moyen de laquelle
l'Eglise, au XI° siècle, parvint à arrêter dans toute l'Europe l'effusion du
sang, en suspendant le port des armes quatre jours de la semaine, depuis le
mercredi soir jusqu'au lundi matin, dans tout le cours de Tannée. Ce règlement,
qui fut sanctionné par l'autorité des papes et des conciles, avec le concours
de tous les princes chrétiens, n'était qu'une extension, à chaque semaine de
l'année, de cette discipline en vertu de laquelle toute action militaire était
interdite en Carême. Le saint roi d'Angleterre Edouard le Confesseur développa
encore une si précieuse institution, en portant une loi qui fut confirmée par
son successeur Guillaume le Conquérant, et d'après laquelle la Trêve de Dieu
devait être inviolablement observée depuis l'ouverture de l'Avent jusqu'à
l'Octave de l'Epiphanie, depuis la Septuagésime jusqu'à l'Octave de Pâques,et
depuis l'Ascension jusqu'à l'Octave de la Pentecôte, en ajoutant encore tous
les jours des Quatre-Temps, les Vigiles de toutes les fêtes, et enfin, chaque
semaine, l'intervalle du samedi après None jusqu'au lundi matin [43].
Urbain II, au concile de Clermont, en 1095, après avoir réglé tout ce qui
concernait l'expédition de la Croisade,
employa aussi son autorité apostolique pour étendre la Trêve de Dieu, en
prenant pour base la suspension des armes observée durant le Carême; et il
statua, par un décret qui lut renouvelé dans le concile tenu à Rouen Tannée
suivante, que tous actes de guerre demeureraient interdits depuis le Mercredi
des Cendres jusqu'au lundi qui suit l'Octave delà Pentecôte, et à toutes les
vigiles et fêtes de la sainte Vierge et des Apôtres : le tout sans préjudice de
ce qui avait été réglé antérieurement pour chaque semaine, c'est-à-dire depuis
le mercredi soir jusqu'au lundi matin [44].
Ainsi la société chrétienne
témoignait de son respect pour les saintes observances du Carême, et empruntait
à Tannée liturgique ses saisons et ses fêtes, pour asseoir sur elles les plus
précieuses institutions. La vie privée ne ressentait pas moins la salutaire
influence des saintes tristesses du Carême; et l’homme y puisait chaque année
un renouvellement d'énergie pour combattre les instincts sensuels, et relever
la dignité de son âme en mettant un freina l'attrait du plaisir. Pendant un
grand nombre de siècles, la continence fut exigée des époux dans tout le cours
de la sainte Quarantaine; et l'Eglise, qui a conservé dans le plus auguste de
ses livres liturgiques[45],
sinon le précepte, du moins la recommandation de cette pratique salutaire, a
laissé un monument de ses intentions, en interdisant la célébration des noces
pendant le Carême.
Nous arrêtons ici cet exposé
historique de la discipline du Carême, avec le regret d'avoir à peine effleuré
une matière si intéressante. Nous eussions
voulu, entre autres choses, parler au long des usages des Eglises d'Orient qui
ont mieux que nous conservé la rigueur des premiers siècles du christianisme;
mais l'espace nous manque absolument. Nous nous bornerons donc à quelques
détails abrégés.
Dans le volume précédent, le lecteur
a vu que le Dimanche que nous nommons Dimanche de Septuagésime, est appelé chez
les Grecs Prosphonésime, parce qu'il annonce le jeûne du Carême qui doit
bientôt s'ouvrir. Le lundi d'après est compté pour le premier jour de la
semaine suivante qui est appelée Apocreos, du nom du dimanche auquel
elle se termine, lequel correspond à notre Dimanche de Sexagésime; ce nom d'Apocreos
est un avertissement pour l'Eglise grecque qu'elle devra suspendre bientôt
l'usage de la viande. Le lundi qui suit ouvre la semaine appelée Tyrophagie,
laquelle se termine au dimanche de ce nom, qui est notre Quinquagésime ; les
laitages sont encore permis pendant toute cette semaine. Enfin, le lundi
d'après est le premier jour de la première semaine de Carême, et le jeûne
commence dès ce lundi dans toute sa rigueur, tandis que les Latins ne l'ouvrent
que le mercredi.
Durant tout le cours du Carême
proprement dit, les laitages, les œufs, le poisson même, sont interdits; la
seule nourriture permise avec le pain consiste dans les légumes, le miel, et
pour ceux qui habitent près de la mer, les divers coquillages qu'elle leur
fournit. L'usage des vins, longtemps défendu aux jours de jeûne, a fini par
s'établir en Orient, ainsi que la dispense pour manger du poisson, le jour de
l'Annonciation et le Dimanche des Rameaux.
Outre le Carême de préparation à la fête de Pâques, les Grecs en
célèbrent encore trois autres dans le cours de l'année: celui qu'ils appellent des
Apôtres, et qui s'étend depuis l'Octave de la Pentecôte jusqu'à la l'été de
saint Pierre et de saint Paul ; celui qu'ils nomment de la Vierge Marie,
qui commence le premier jour d'août et finit la veille de l'Assomption; enfin
le Carême de préparation à Noël, qui dure quarante jours entiers. Les
privations que les Grecs observent durant ces trois Carêmes sont analogues à
celles du grand Carême, sans être tout à fait aussi rigoureuses. Les autres
nations chrétiennes de l'Orient solennisent aussi plusieurs Carêmes, et avec
une rigueur qui surpasse encore celles qu'observent les Grecs; mais tous ces
détails nous conduiraient trop loin. Nous terminerons donc ici ce que nous
avons à dire du Carême sous le rapport historique, et nous exposerons
maintenant les mystères de ce saint temps.
Chapitre II. Mystique du Carême
On ne doit pas s'étonner qu'un temps aussi sacré que
l'est celui du Carême soit un temps rempli de mystères. L'Eglise, qui en a fait
la préparation à la plus sublime de ses fêtes, a voulu que cette période de
recueillement et de pénitence fût marquée par les circonstances les plus
propres à réveiller la foi des fidèles, et à soutenir leur constance dans
l'œuvre de l'expiation annuelle.
Au Temps de la Septuagésime, nous
avons rencontre le nombre septuagénaire, qui nous rappelait les soixante-dix
ans de la captivité à Babylone, après lesquels le peuple de Dieu, purifié de
son idolâtrie, devait revoir Jérusalem et y célébrer la Pâque. Maintenant c'est
le nombre sévère de quarante que la sainte Eglise propose à notre attention
religieuse, ce nombre qui, comme nous dit saint Jérôme, est toujours celui de
la peine et de l'affliction [46].
Rappelons nous cette pluie de
quarante jours et de quarante nuits, sortie des trésors de la colère de Dieu,
quand il se repentit d'avoir créé l'homme [47]et
qu'il submergea la race humaine sous les flots, à l'exception d'une famille.
Considérons le peuple hébreu errant quarante années dans le désert, en punition
de son ingratitude, avant d'avoir accès dans la terre promise[48].
Ecoutons le Seigneur, qui ordonne à son prophète Ezéchiel de demeurer couché
quarante jours sur son côté droit, pour figurer la durée d'un siège qui devait
être suivi de la ruine de Jérusalem.
Deux hommes, dans l'Ancien
Testament, ont la mission de figurer en leur personne les deux manifestations
de Dieu: Moïse, qui représente la Loi, et Elie, en qui est symbolisée la
Prophétie. L'un et l'autre approchent de Dieu : le premier sur le Sinaï[49],
le second sur Horeb[50];
mais l'un et l'autre n'obtiennent accès auprès de la divinité, qu'après s'être
purifiés par l'expiation dans un jeûne de quarante jours.
En nous reportant à ces grands faits, nous arrivons à
comprendre pourquoi le Fils de Dieu incarné pour le salut des hommes, ayant
résolu de soumettre sa chair divine aux rigueurs du jeûne, dut choisir le
nombre de quarante jours pour cet acte solennel. L'institution du Carême nous
apparaît alors dans toute sa majestueuse sévérité, et comme un moyen efficace
d'apaiser la colère de Dieu et de purifier nos âmes. Elevons donc nos pensées
au-dessus de l'étroit horizon qui nous entoure; voyons tout l'ensemble des
nations chrétiennes, dans ces jours où nous sommes, offrant au Seigneur irrité
ce vaste quadragénaire de l'expiation; et espérons que, comme au temps de
Jonas, il daignera, cette année encore, faire, miséricorde à son peuple.
Après ces considérations relatives à la mesure du
temps que nous avons à parcourir, il nous faut maintenant apprendre de la
sainte Eglise sous quel symbole elle considère ses enfants durant la sainte
Quarantaine. Elle voit en eux une immense armée qui combat jour et nuit contre
l'ennemi de Dieu. C'est pour cela que le Mercredi des Cendres elle a appelé le
Carême la carrière de la milice chrétienne [51].
En effet, pour obtenir cette régénération qui nous rendra dignes de retrouver
les saintes allégresses de l’Alleluia, il nous faut avoir triomphé de
nos trois ennemis : le démon, la chair et le monde. Unis au Rédempteur, qui
lutte sur la montagne contre la triple tentation et contre Satan lui-même, il
nous faut être armés et veiller sans cesse. Afin de nous soutenir par
l'espérance delà victoire et pour animer notre confiance dans le secours divin,
l'Eglise nous propose le Psaume quatre-vingt-dixième [52],
qu'elle admet parmi les prières de la Messe au premier Dimanche de Carême, et
auquel elle emprunte chaque jour plusieurs versets pour les différentes Heures
de l'Office.
Elle veut donc que nous comptions
sur la protection que Dieu étend sur nous comme un bouclier [53];
que nous espérions à l'ombre de ses ailes [54],
que nous ayons confiance en lui, parce qu'il nous retirera des filets du
chasseur infernal [55]
qui nous avait ravi la sainte liberté des enfants de Dieu; que nous soyons
assurés du secours des saints Anges, nos frères, auxquels le Seigneur a
donné ordre de nous garder dans toutes nos voies [56](6),
et qui, témoins respectueux du combat que le Sauveur soutint contre Satan,
s'approchèrent de lui, après la victoire, pour Je servir et lui rendre Lins
hommages. Entrons dans les sentiments que veut nous inspirer la sainte Eglise,
et durant ces jours de combat, recourons souvent à ce beau cantique qu'elle
nous signale comme l'expression la plus complète des sentiments dont doivent
être animés, dans le cours de cette sainte campagne, les soldats de la milice
chrétienne.
Mais l'Eglise ne se borne pas à nous
donner ainsi un mot d'ordre contre les surprises de l'ennemi; pour occuper nos
pensées, elle offre à nos regards trois grands spectacles qui vont se dérouler
jour par jour jusqu'à la tète de Pâques, et nous apporter chacun ses pieuses
émotions avec l'instruction la plus solide.
D'abord, nous avons à assister au
dénouement de la conspiration des Juifs contre le Rédempteur: conspiration qui
commence à s'ourdir et qui éclatera le grand Vendredi, lorsque nous verrons le
Fils de Dieu attaché à l'arbre de la Croix. Les passions qui s'agitent au sein
de la Synagogue vont se manifester de semaine en semaine ; et nous pourrons les
suivie dans leur affreux développement. La dignité, la sagesse, la mansuétude
de l'auguste victime nous paraîtront toujours plus sublimes et plus dignes d'un
Dieu. Le drame divin que nous avons vu s'ouvrir dans la grotte de Bethléhem va
se continuer jusqu'au Calvaire; et pour le suivre, nous n'aurons qu'à méditer
les lectures de l'Evangile que l'Eglise nous proposera jour par jour.
En second lieu, nous rappelant que
la fête de Laques est pour les Catéchumènes le jour de la nouvelle naissance,
nous reporterons notre pensée a ces premiers âges du
christianisme où le Carême était
pour les aspirants au Baptême la dernière préparation. La sainte Liturgie a
conserve la trace de cette antique discipline ; et en entendant ces magnifiques
lectures des deux Testaments, à l'aide desquelles on achevait la dernière
initiation, nous remercierons Dieu, qui a daigne nous faire naître dans ces
siècles où l'enfant n'a plus à attendre l'âge d'homme pour faire l'épreuve des
divines miséricordes. Nous songerons aussi à ces nouveaux Catéchumènes qui, de
nos jours encore, dans les contrées évangélisées par nos modernes apôtres,
attendent, comme aux temps anciens, la grande solennité du Sauveur vainqueur de
la mort, pour descendre dans la piscine sacrée et v puiser un nouvel être.
Enfin, nous devons, pendant le
Carême, nous remettre en mémoire ces Pénitents publics, qui, expulsés
solennellement de l'assemblée des fidèles le Mercredi des Cendres, étaient,
dans tout le cours de la sainte Quarantaine, un objet de préoccupation
maternelle pour l'Eglise, qui devait, s'ils le méritaient, les admettre à la
réconciliation le Jeudi saint. Un admirable corps de lectures, destiné à leur
instruction et à intéresser les fidèles en leur faveur, passera sous nos yeux ;
car la Liturgie n'a rien perdu non plus de ces fortes traditions. Nous nous
rappellerons alors avec quelle facilité nous ont été pardonnées des iniquités
qui, dans les siècles passés, ne nous eussent peut-être été remises qu'après de
dures et solennelles expiations; et, songeant à la justice du Seigneur, qui
demeure immuable, quels que soient les changements que la condescendance de
l'Eglise introduit dans la discipline, nous sentirons d'autant plus le besoin
d'offrir à Dieu le sacrifice d'un cœur véritablement contrit, et d'animer d'un
sincère esprit de pénitence les légères satisfactions que nous présentons à sa
divine Majesté.
Afin de conserver au saint temps du Carême le
caractère de tristesse et de sévérité qui lui convient, l'Eglise, durant un
grand nombre de siècles, s'est montrée très réservée dans l'admission des fêtes
à cette époque de l'année, parce qu'elles portent toujours en elles un élément
de joie. Au IV° siècle, le concile de Laodicée marquait déjà cette disposition
dans son cinquante-unième Canon [57],
ne permettant de faire la fête ou la Commémoration des Saints que les samedis
ou les dimanches. L'Eglise grecque s'est maintenue dans cette rigueur; et ce
n'est que plusieurs siècles après le concile de Laodicée qu'elle s'en est enfin
relâchée en admettant, au 25 mars, la fête de l'Annonciation.
L'Eglise Romaine a longtemps retenu
cette discipline, du moins en principe ; mais elle a admis de bonne heure la
fête de l'Annonciation, et ensuite celle de l'apôtre saint Mathias, au 24
février. On l'a vue, dans les derniers siècles, ouvrir son calendrier à
d'autres fêtes encore dans la partie qui correspond au Carême, mais cependant
avec une grande mesure, par égard pour l'esprit de l'antiquité.
La raison qui a rendu l'Eglise
Romaine plus facile dans l'admission des fêtes des Saints en Carême, est que
les Occidentaux ne regardent pas la célébration des fêtes comme incompatible
avec le jeune, tandis que les Grecs sont persuadés du contraire. C'est pourquoi
le samedi, qui est toujours pour les Orientaux un jour solennel, n'est jamais
chez eux un jour
de jeûne, si ce n'est pourtant le Samedi saint. De même, ils ne jeûnent
pas le jour de l'Annonciation, à cause de la solennité de cette fête.
Ce préjugé des Orientaux a donné
origine, vers le VII° siècle, à une institution qui leur est particulière et
qu'ils appellent la Messe des Présanctifiés, c'est-à-dire des choses
consacrées dans un Sacrifice précédent. Chaque dimanche de Carême, le prêtre
consacre six hosties, dont une est consommée par lui dans le Sacrifice; les
cinq autres sont réservées pour une simple communion qui a lieu chacun des cinq
jours suivants, sans Sacrifice. L'Eglise latine n'exerce ce rite qu'une fois
l'année, le Vendredi saint, et pour une raison profonde que nous expliquerons
en son lieu.
Le principe de cet usage des Grecs
est venu évidemment du quarante-neuvième Canon du concile de Laodicée, qui
prescrit de ne pas offrir le pain du Sacrifice en Carême, si ce n'est le samedi
et le dimanche[58].
Dans les siècles suivants, les Grecs ont conclu de ce canon que la célébration
du Sacrifice était incompatible avec le jeûne; et nous voyons par leur
controverse, au XI° siècle, avec le légat Humbert [59],
que la Messe des Présanctifiés, qui n'a en sa faveur qu'un canon du trop
fameux concile appelé in Trullo [60],
tenu en 692, était justifiée par les Grecs moyennant cette allégation absurde,
que la communion du corps et du sang du Seigneur rompait le jeûne
quadragésimal.
C'est le soir, après l'Office des
Vêpres, que les Grecs célèbrent cette cérémonie, dans laquelle le prêtre
communie seul, comme chez nous le Vendredi saint. Il y a cependant exception,
depuis plusieurs siècles, pour le jour de l'Annonciation; le jeûne étant
suspendu dans cette solennité, on y célèbre le Sacrifice, et les fidèles
peuvent communier.
Le règlement du concile de Laodicée
ne paraît pas avoir été jamais reçu dans l'Eglise d'Occident; et nous ne
voyons, à Rome, aucune trace de la suspension du Sacrifice en Carême, si ce
n'est le jeudi, jusqu'au VIII° siècle, où nous apprenons du Liber
Pontificalis que le Pape saint Grégoire II. voulant compléter le
Sacramentaire Romain, ajouta des Messes propres pour ce jour dans les cinq
premières semaines de Carême [61].
Il serait difficile de rendre raison aujourd'hui des motifs de cette suspension
de la Messe au jeudi dans l'Eglise Romaine, non plus que de l'usage de l'Eglise
de Milan qui n'offre pas le Sacrifice le vendredi en Carême. Les raisons qui en
ont été données nous paraissent peu satisfaisantes ; et quant à l'Eglise de
Milan, nous serions porté à croire que l'usage romain de ne pas célébrer la
Messe le Vendredi saint, usage qui s'observe pareillement dans l'Eglise
Ambrosienne, aurait été par imitation étendu aux autres vendredis du Carême.
Le manque d'espace nous oblige à ne
toucher que légèrement tous les détails de ce chapitre ; cependant il nous
reste à dire encore quelque chose îles usages mystérieux de notre Carême
occidental. Nous en avons déjà fait connaître et expliqué plusieurs dans le
Temps de la Septuagésime. La suspension de l’Alleluia, l'emploi de la
couleur violette dans les ornements sacres, la suppression de la dalmatique du diacre et de la tunique du sous-diacre ; les deux
cantiques de joie, Gloria in excelsis et Te Deum laudamus,
interdits l'un et l'autre; le Trait substitué dans la Messe au verset
alléluiatique ; l’Ite missa est remplacé par une autre formule ;
l'oraison de pénitence qui se récite sur le peuple, à la fin de la Messe, aux
jours de la semaine où l'on ne célèbre pas la fête d'un Saint ; les Vêpres
anticipées avant midi, tous les jours, à l'exception des Dimanches [62]:
ces divers rites sont déjà connus de nos lecteurs. En fait de cérémonies
actuellement pratiquées, nous n'avons plus à signaler que les prières qui se
font à genoux, à la fin de chacune des Heures de l'Office, dans les jours de
férié, et l'usage en vertu duquel tout le Chœur se tient aussi agenouillé
durant le Canon de la Messe, à ces mêmes jours.
Mais nos Eglises d'Occident
pratiquaient encore en Carême d'autres rites qui, depuis plusieurs siècles,
sont tombés en désuétude, bien que quelques-uns se soient conservés, en
certaines localités, jusqu'à nos temps. Le plus imposant de tous consistait à
tendre un immense voile, ordinairement de couleur violette et appelé la
courtine, entre le chœur et l'autel, en sorte que ni le clergé ni le peuple
n'avaient plus la vue des saints Mystères qui se célébraient derrière cette
impénétrable barrière. Ce voile était un symbole du deuil de la pénitence
auquel le pécheur doit se soumettre, pour mériter de contempler de nouveau la
majesté de Dieu, dont il a offensé les regards par son iniquité. Il signifiait
aussi les humiliations du Christ, qui furent un scandale pour l'orgueil de la
Synagogue, et qui disparaîtront toup à coup, comme un voile que Ton lève en un
instant, pour taire place aux splendeurs de la Résurrection [63].
Cet usage est demeuré, entre autres lieux, dans l'église métropolitaine de
Paris.
La coutume était aussi, en beaucoup
d'églises, dévoiler la croix et les images des saints dès le commencement du
Carême, afin d'inspirer une plus vive componction aux fidèles, qui se voyaient
privés de la consolation de reposer leurs regards sur ces objets chers à leur
piété. Cette pratique, qui s'est aussi conservée en quelques lieux, est moins
fondée cependant que celle de l'Eglise Romaine, qui ne voile les croix et les
images qu'au temps de la Passion, comme nous l'expliquerons en son lieu.
Nous apprenons des anciens
cérémoniaux du moyen âge que l'on était dans l'usage de faire pendant le Carême
un grand nombre de processions d'une église à l'autre, particulièrement les
mercredis et les vendredis ; dans les monastères, ces processions se faisaient
sous le cloître et nu-pieds [64].
C'était une imitation des Stations de Rome, qui sont journalières en Carême, et
qui, durant un grand nombre de siècles, commençaient par une procession
solennelle à l'église stationnale.
Enfin, de tout temps l'Eglise a
multiplié ses prières dans le Carême. La discipline actuelle à ce sujet porte
que, dans les cathédrales et collégiales qui n'en sont pas exemptées par une
coutume contraire, on doit ajouter aux Heures Canoniales, le lundi, l'Office
des Morts; le mercredi, les Psaumes Graduels, et le vendredi, les Psaumes de la
Pénitence. Dans nos Eglises de France, au moyen âge, c'était un Psautier tout
entier que l'on ajoutait chaque semaine à l'Office ordinaire [65].
Chapitre III. Pratique du Carême
Après avoir employé trois semaines entières à
reconnaître les maladies de notre âme, à sonder la profondeur des blessures que
le péché nous a faites, nous devons maintenant nous sentir prépares à la
pénitence dont l'Eglise vient de nous ouvrir la carrière. Nous connaissons
mieux la justice et la sainteté de Dieu et les dangers auxquels s'expose l'âme
impénitente ; et pour opérer dans la nôtre un retour sincère et durable, nous
avons rompu avec les vaines joies et les futilités du monde. La cendre a été
répandue sur nos têtes ; et notre orgueil s'est humilié sous la sentence de
mort qui doit s'accomplir en nous.
Dans le cours de cette épreuve de
quarante jours, si longue pour notre faiblesse, nous ne serons pas délaissés de
la présence de noire Sauveur. Il semblait s'être dérobé à nos regards durant
ces semaines qui ne retentissaient que des malédictions prononcées contre
l'homme pécheur ; mais cette absence nous était salutaire. Il était bon pour
nous d'apprendre à trembler au bruit des vengeances divines. « La crainte du
Seigneur est le commencement de la sagesse[66]
» ; et c'est parce que nous avons été saisis de terreur, que le sentiment de la
pénitence s'est réveillé dans nos âmes.
Maintenant, ouvrons les yeux et
voyons. C'est l'Emmanuel lui-même parvenu à l'âge d'homme, qui se montre à nos
regards de nouveau, non plus sous l'aspect de ce doux enfant que nous avons
adoré dans son berceau, mais semblable au pécheur, tremblant et s'humiliant
devant la souveraine majesté que nous avons offensée, et auprès de laquelle il
s'est fait notre caution. Dans l'amour fraternel qu'il nous porte, voyant que
la carrière de la pénitence allait s'ouvrir pour nous, il est venu nous
encourager par sa présence et par ses exemples. Nous allons nous livrer durant
quarante jours au jeûne et à l'abstinence: lui, l'innocence même, va consacrer
le même temps à affliger son corps. Nous nous séparons pour un temps des
plaisirs bruyants et des sociétés mondaines : il se retire de la compagnie et
de la vue des hommes. Nous voulons fréquenter plus assidûment la maison de Dieu
et nous livrer à la prière avec plus d'ardeur: il passera quarante jours et
quarante nuits à converser avec son Père, dans l'attitude d'un suppliant. Nous
allons repasser nos années dans l'amertume de notre cœur et gémir sur nos
iniquités : il va les expier par la souffrance et les pleurer dans le silence
du désert, comme s'il les avait lui-même commises.
Il est à peine sorti des eaux du Jourdain qu'il vient
de sanctifier et de rendre fécondes, et l'Esprit-Saint le pousse vers la
solitude. L'heure est venue cependant pour lui de se manifester au monde: mais
auparavant, il a un grand exemple à nous donner ; et se dérobant aux regards du
Précurseur et de cette foule qui a vu la divine Colombe descendre sur lui et
entendu la voix du Père céleste, c'est vers le désert qu'il se dirige. A peu de
distance du fleuve s'élève une
montagne âpre et sauvage, que les âges chrétiens ont nommée depuis la
montagne de la Quarantaine. De sa crête abrupte on domine les riantes plaines
de Jéricho, le cours du Jourdain et le lac maudit qui rappelle la colère de
Dieu. C'est là, au fond d'une grotte naturelle creusée dans la roche stérile,
que le Fils de l'Eternel vient s'établir, sans autre société que les bêtes
farouches qui ont choisi leur tanière en ces lieux où l'homme ne paraît jamais.
Jésus y pénètre sans aucun aliment pour soutenir ses forces humaines ; l'eau
même qui pourrait le désaltérer manque dans ce réduit escarpé ; la pierre nue
s'offre seule pour reposer ses membres épuisés. Dans quarante jours, les Anges
s'approcheront et viendront lui
présenter de la nourriture.
C'est ainsi que le Sauveur nous
précède et nous dépasse dans la voie sainte du Carême; il l'essaie et
l'accomplit devant nous, afin de faire taire par son exemple tous nos
prétextes, tous nos raisonnements, toutes les répugnances de notre mollesse et
de notre orgueil. Acceptons la leçon dans toute son étendue, et comprenons
enfin la loi de l'expiation. Le Fils de Dieu, descendu de cette austère
montagne, ouvre sa prédication par cette sentence qu'il adresse à tous les
hommes : « Faites pénitence ; car le royaume des cieux approche [67].
» Ouvrons nos cœurs à cette invitation, afin que le Rédempteur ne soit pas
obligé de réveiller notre assoupissement par cette menace terrible qu'il fit
entendre dans une autre circonstance: « Si vous ne faites pénitence, vous
périrez tous [68]. »
Or, la pénitence consiste dans la
contrition du cœur et dans la mortification du corps ; ces deux parties lui
sont essentielles. C'est le
cœur de l'homme qui a voulu le
mal, et le corps a souvent aide à l'accomplir. L'homme étant d'ailleurs composé
de l'un et de l'autre, il doit les unir dans l'hommage qu'il rend à Dieu. Le
corps doit participer aux délices de l'éternité ou aux tourments de l'enfer. Il
n'y a donc point de vie chrétienne complète, ni non plus d'expiation valable,
si dans l'une et l'autre il ne s'associe à l'âme.
Mais le principe de la véritable
pénitence est dans le cœur: nous l'apprenons de l'Evangile par les exemples de
l'Enfant prodigue, de la Pécheresse, du publicain Zachée, de saint Pierre. Il
faut donc que le cœur rompe sans retour avec le péché, qu'il le regrette
amèrement, qu'il l'ait en horreur et qu'il en fuie les occasions. Pour exprimer
cette disposition, l'Ecriture se sert d'une expression qui a passe dans le
langage chrétien, et rend admirablement l'état de lame sincèrement revenue du
pèche; elle l'appelle la Conversion. Le chrétien doit donc, durant le
Carême, s'exercer à la pénitence du cœur et la regarder comme le fondement
essentiel de tous les actes propres à ce saint temps. Néanmoins, cette
pénitence serait illusoire, si l'on ne joignait l'hommage du corps aux
sentiments intérieurs qu'elle inspire. Le Sauveur, sur la montagne, ne se
contente pas de gémir et de pleurer sur nos péchés; il les expie par la
souffrance de son corps ; et l'Eglise, qui est son interprète infaillible, nous
avertit que la pénitence de notre cœur ne sera pas reçue, si nous n'y joignons
la pratique exacte de l'abstinence et du jeûne.
Quelle est donc l'illusion de tant
de chrétiens honnêtes qui se flattent d'être irréprochables, surtout lorsqu'ils
oublient leur passé ou qu'ils se comparent
à d'autres, et qui, parfaitement contents d'eux-mêmes, ne songent jamais
aux dangers de la vie molle qu'ils comptent bien mener jusqu'au dernier jour !
Leurs péchés d'autrefois, ils n'y songent plus : ne les ont-ils pas sincèrement
confessés? La régularité selon laquelle ils vivent désormais n'est-elle pas la preuve
de leur solide vertu? Qu'ont-ils à démêler avec la justice de Dieu ? Aussi les
voyons-nous solliciter régulièrement toutes les dispenses possibles dans le
Carême. L'abstinence les incommoderait ; le jeûne n'est plus compatible avec la
santé, les occupations, les habitudes d'aujourd'hui. On n'a pas la prétention
d'être meilleur que tel ou tel qui ne jeûnent pas et ne font pas abstinence; et
comme on est incapable d'avoir même l'idée de suppléer par d'autres pratiques
de pénitence à celles que l'Eglise prescrit, il en résulte que, sans s'en
apercevoir et insensiblement, on arrive à n'être plus chrétien.
L'Eglise, témoin de cette effrayante
décadence du sens surnaturel, et redoutant une résistance qui accélérerait
encore les dernières pulsations d'une vie qui va s'éteignant, élargit de plus
en plus la voie des adoucissements. Dans l'espoir de conserver une étincelle de
christianisme pour un avenir meilleur, elle préfère abandonner à la justice de
Dieu lui-même des enfants qui ne l'écoutent plus, lorsqu'elle leur enseigne les
moyens de se rendre favorable cette justice dès ce monde; et ces chrétiens se
livrent à la sécurité la plus profonde, sans nul souci de comparer leur vie aux
exemples de Jésus-Christ et des Saints, aux règles séculaires de la pénitence chrétienne.
Il est sans doute des exceptions à
cette mollesse dangereuse ; mais qu'elles sont rares, dans nos villes surtout!
Que de préjugés, que de vains prétextes, que d'exemples malheureux contribuent
à fausser les âmes ! Que de fois n'a-t-on pas entendu cette naïve excuse sortir
de la bouche de ceux même qui se font honneur de leur titre de catholiques:
qu'ils ne font pas abstinence, qu'ils ne jeûnent pas, parce que l'abstinence et
le jeûne les gêneraient, les fatigueraient ! Comme si l'abstinence et le jeûne
avaient un autre but que d'imposer un joug pénible à ce corps de péché [69]
! En venté, ces personnes semblent avoir perdu le sens; et leur étonnement sera
grand lorsque le Seigneur, au jour de son jugement, les confrontera avec tant
de pauvres musulmans qui, au sein d'une religion dépravée et sensuelle,
trouvent chaque année en eux-mêmes le courage d'accomplir les rudes privations
des trente jours de leur Ramadan.
Mais serait-il même nécessaire de
les confronter avec d'autres qu'avec eux-mêmes si incapables, pensent-ils, de
supporter les abstinences et les jeûnes si réduits d'un Carême, tandis que Dieu
les voit chaque jour s'imposer tant de fatigues bien autrement pénibles dans la
recherche des intérêts et des jouissances de ce monde? Que de santés usées dans
des plaisirs au moins frivoles et toujours dangereux, et qui se fussent
maintenues dans toute leur vigueur, si la loi chrétienne, et non le désir de
plaire au monde, eût réglé et dominé la vie! Mais le relâchement est tel, que
l'on ne conçoit aucune inquiétude, aucun remords ; on renvoie le Carême au
moyen âge, sans faire même attention que l'indulgence de l'Eglise en a
proportionné les observances à notre faiblesse physique et morale. On a
conservé ou reconquis, par la miséricorde divine, la foi de ses pères ; et l'on
ne s'est pas ressouvenu encore que la pratique du Carême est un signe essentiel
de catholicisme, et que la Réforme protestante du XVI° siècle a eu pour un de
ses traits principaux et a écrit sur son drapeau l'abolition de l'abstinence et
du jeûne.
Mais, dira-t-on, n'y a-t-il pas des
dispenses légitimes? Assurément, il en est, et, dans ce siècle d'épuisement
général, beaucoup plus que dans les âges précédents. Mais que l'on prenne garde
à l'illusion. Si vous avez îles forces pour supporter d'autres fatigues,
pourquoi n'en auriez-vous pas pour remplir le devoir de l'abstinence? Si la
crainte d'une légère incommodité vous arrête, vous avez donc oublié que le
péché ne sera pas remis sans l'expiation. Le jugement des hommes de l'art, qui
prédisent un affaiblissement de vos forces comme la suite du jeûne, peut être
fondé en raison ; la question est de savoir si ce n'est pas précisément cette
mortification de la chair que l'Eglise vous prescrit dans l'intérêt de votre
âme. Mais admettons que la dispense soit légitime, que votre santé encourrait
un risque véritable, que vos devoirs essentiels souffriraient, si vous
observiez à la lettre les prescriptions de l'Eglise ; dans ce cas, songez-vous
à substituer d'autres œuvres de pénitence à celles que vos forces ne vous
permettent pas d'entreprendre? Eprouvez-vous un vif regret, une confusion
sincère de ne pouvoir porter avec les vrais fidèles le joug de la discipline
quadragésimale ? Demandez-vous à Dieu la grâce de pouvoir, une autre année,
participer aux mérites de vos frères, et accomplir avec eux ces saintes
pratiques qui doivent être le motif de la miséricorde et du pardon? S'il en est
ainsi, la dispense ne vous aura pas été nuisible; et quand la fête de Pâques
conviera les fidèles enfants de l'Eglise a ses joies ineffables, vous pourrez
vous joindre avec confiance à ceux qui ont jeûné ; car si la faiblesse de votre
corps ne vous a pas permis de les suivre extérieurement dans la carrière, votre
cœur est demeuré fidèle à l'esprit du Carême.
Que de choses nous aurions à dire
encore sur les illusions dont se berce la mollesse de nos jours, quand il
s'agit du jeûne et de l'abstinence ! Il n'est pas rare de rencontrer des
chrétiens qui remplissent le devoir pascal, qui se font honneur d'être enfants
de l'Eglise catholique, et chez lesquels la notion même du Carême a totalement
péri. Ils en sont venus à n'avoir pas même une idée précise de l'abstinence et
du jeûne. Ils ignorent que ces deux éléments du Carême sont tellement
distincts, que la dispense de l'un n'emporte en aucune façon celle de l'autre.
Si, pour une raison fondée ou non, ils ont obtenu l'exemption de l'abstinence,
il ne leur vient pas même en pensée que l'obligation de pratiquer le jeûne
durant quarante jours est demeurée tout entière; de même, si on leur a accordé
l'exemption du jeûne, ils en concluent qu'ils peuvent faire servir sur leur
table toute sorte d'aliments : tant est grande la confusion qui règne de toutes
parts ; tant sont rares les exemples d'une parfaite exactitude aux ordonnances
et aux traditions de l'Eglise.
Nous n'avons en vue, en écrivant ces
pages, que les lecteurs chrétiens qui nous ont suivi jusqu'ici ; mais que
serait-ce si nous venions à considérer le résultat de la suspension des saintes
lois du Carême sur la masse des populations, principalement dans les villes ?
Comment nos publicistes catholiques, qui ont éclairé tant de questions, n'ont-ils
pas insisté sur les tristes effets que produit dans la société la cessation
d'une pratique qui, rappelant chaque année le besoin de l'expiation, maintenait
plus que toute autre institution le sentiment du bien et du mal ? Il ne faut
pas réfléchir longtemps pour comprendre la supériorité d'un peuple qui
s'impose, durant quarante jours chaque année, une série de privations, dans le
but de réparer les violations qu'il a commises dans l'ordre moral, sur cet
autre peuple qu'aucune époque de l'année ne ramène aux idées de réparation et
d'amendement. Et s'il faut en venir à examiner la question au point de vue de
l'hygiène, n'est-il pas évident que cette profusion de nourriture animale, sans
laquelle on prétend que les habitants des villes ne pourraient plus désormais
se soutenir, loin d'avoir fortifié la race, ne fait que l'affaiblir de jour en
jour ? Nous ne craignons pas de le dire, un temps viendra où les économistes
sonderont cette plaie qui s'aggrave chaque jour, et déclareront que le seul
moyen de relever l'affaiblissement qui se déclare toujours plus sensible à
chaque nouvelle génération, est d'introduire dans l'alimentation des hommes une
plus grande proportion de l'élément végétal, et de suspendre quelquefois la
nourriture animale qui, devenue exclusive, altère de plus en plus le sang
européen. Où trouve-t-on aujourd'hui des santés qui résistent, si ce n'est dans
nos campagnes, où les végétaux forment le principal de la nourriture de
l'homme, et particulièrement chez nos populations rurales de la Bretagne et de
la Vendée, où l'abstinence quadragésimale, et souvent même le jeûne, sont
encore fidèlement observés par le grand nombre, malgré les fatigues
occasionnées par des travaux qui légitimeraient bien plutôt la dispense que les
tièdes incidents de la vie molle et insignifiante de nos cités ?
Que les enfants de l'Eglise raniment
donc leur courage; qu'ils aspirent à cette paix de la conscience qui n'est
assurée qu'à l'âme vraiment pénitente. L'innocence perdue se recouvre par
l'humble aveu de la faute, quand il est accompagné de l'absolution du prêtre;
mais le fidèle doit se garder de ce dangereux préjugé, qu'il ne resterait plus
rien à faire après le pardon. Rappelons-nous cet avertissement si grave de
l'Esprit-Saint dans l'Ecriture : « Ne sois jamais sans crainte au sujet du
péché qui t'a été pardonné [70]
». La certitude du pardon est en raison du changement du cœur; et l'on peut
d'autant mieux se laisser aller à la confiance, que l'on sent constamment le
regret des péchés et l'empressement a les expier toute sa vie. « Nul ne sait
s'il est digne d'amour ou de haine », dit encore l'Ecriture [71]
; mais celui-là peut espérer être digne d'amour, qui sent en lui-même que
l'esprit de pénitence ne l'a pas abandonné.
Entrons donc avec résolution dans la
voie sainte que l'Eglise ouvre devant nous, et fécondons notre jeûne par les
deux autres moyens que Dieu nous propose dans les saints Livres : la Prière et
l'Aumône. De même que sous le nom de Jeûne, l'Eglise entend toutes les œuvres
de la mortification chrétienne ; sous le nom de la Prière elle comprend tous
les pieux exercices par lesquels l'âme s'adresse à Dieu. La fréquentation plus
assidue de l'Eglise, l'assistance journalière au saint Sacrifice, les lectures
pieuses, la méditation des vérités du salut et des souffrances du Rédempteur,
l'examen de la conscience, l'usage des Psaumes, l'assistance aux prédications
particulières à ce saint temps, et surtout la réception des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie,
sont les principaux moyens par lesquels les fidèles peuvent offrir au Seigneur
l'hommage de la Prière.
L'Aumône renferme toutes les œuvres
de miséricorde envers le prochain : aussi les saints Docteurs de l'Eglise
l'ont-ils unanimement recommandée comme le complément nécessaire du Jeûne et de
la Prière pendant le Carême. C'est une loi établie de Dieu, et à laquelle il a
daigné lui-même se soumettre, que la charité exercée envers nos frères, dans le
but de lui plaire, obtient sur son cœur paternel le même effet que si elle
s'exerçait directement envers lui-même. Telle est la force et la sainteté élu
lien par lequel il a voulu unir les hommes entre eux; et de même qu'il
n'accepte pas l'amour d'un cœur fermé à la miséricorde, de même il reconnaît
pour véritable, et comme se rapportant à lui, la charité du chrétien qui,
soulageant son frère, rend hommage au lien sublime par lequel tous les hommes
s'unissent dans une même famille dont Dieu est le père. C'est par ce sentiment
que l'aumône n'est plus seulement un acte d'humanité, mais s'élève à la dignité
d'un acte de religion qui monte directement à Dieu et apaise sa justice.
Rappelons-nous la dernière
recommandation du saint Archange Raphaël à la famille de Tobie, au moment de
remonter au ciel : « La prière accompagnée du jeûne et de l'aumône vaut mieux
que tous les trésors; l'aumône délivre de la mort, efface
les péchés, ouvre la miséricorde et la vie éternelle[72]. » La
doctrine des Livres
Sapientiaux n'est pas moins expresse: « De même que l'eau éteint le feu le plus
ardent, ainsi l'aumône détruit le péché[73].
Renferme ton aumône dans « le sein du pauvre, et elle priera pour que tu sois délivré
du mal[74]. » Que
ces consolantes promesses soient toujours présentes à la pensée du fidèle, mais
plus encore dans le cours de la sainte Quarantaine ; et que le pauvre qui jeûne toute
l'année s'aperçoive qu'il est aussi un temps où le riche s'impose des
privations. Une vie plus frugale produit ordinairement le superflu,
relativement aux autres temps de l'année ; que ce superflu serve au soulagement
de Lazare. Rien ne serait plus contraire à l'esprit du Carême que de rivaliser
en luxe et en dépenses de table avec les saisons où Dieu nous permet de vivre
selon l'aisance qu'il nous a donnée. Il est beau que, dans ces jours de
pénitence et de miséricorde, la vie du pauvre devienne plus douce, en
proportion de ce que celle du riche participe davantage à la frugalité et à
l'abstinence qui sont le partage de la plupart des hommes. C'est alors que
pauvres et riches se présenteront avec un sentiment vraiment fraternel à ce
solennel banquet de la Pâque que le Christ ressuscité nous offrira dans
quarante jours.
Enfin, il est un dernier moyen
d'assurer en nous les fruits du Carême: c'est l'esprit de retraite et de
séparation du monde. Les habitudes de ce saint temps doivent trancher en toutes
choses sur celles du reste de l'année; autrement l'impression salutaire que
nous avons reçue, au moment où l'Eglise imposait la cendre sur nos fronts, se
dissiperait en peu de jours. Le chrétien doit donc faire trêve aux vains
amusements du siècle, aux fêtes mondaines, aux réunions profanes. Quant à ces
spectacles pervers ou amollissants, à ces soirées de plaisirs qui sont recueil
de la vertu et le triomphe de l'esprit du monde, si dans aucun temps il n'est
permis au disciple de Jésus-Christ de s'y montrer autrement que par position et
par nécessité, comment pourrait-on y paraître en ces jours de pénitence et de
recueillement, sans abjurer en quelque sorte son titre de chrétien, sans rompre
avec tous les sentiments d'une âme pénétrée de la pensée de ses fautes, et de
la crainte des jugements de Dieu ? La société chrétienne n'a plus aujourd'hui,
durant le Carême, cet extérieur si imposant de deuil et de sévérité que nous
avons admiré dans les siècles de foi ; mais de Dieu à l'homme et de l'homme à
Dieu, rien n'est changé. C'est toujours la grande parole : « Si vous ne faites
pénitence, vous périrez tous ». Aujourd'hui, il en est peu qui prêtent
l'oreille à cette parole ; et c'est pourquoi beaucoup périssent. Mais ceux sur
qui tombe cette parole doivent se souvenir des avertissements que nous donnait
le Sauveur lui-même, au Dimanche de la Sexagésime. Il nous disait qu'une partie
de la semence est foulée sous les pieds des passants, ou dévorée par les
oiseaux du ciel; une autre desséchée par l'aridité de la pierre qui la reçoit ;
une autre enfin étouffée par des épines. N'épargnons donc aucun soin, afin de
devenir cette bonne terre dans laquelle la semence non seulement est reçue,
mais fructifie au centuple pour la récolte du Seigneur qui approche.
En lisant ces pages dans lesquelles
nous avons tâché de rendre la pensée de l'Eglise telle qu'elle nous est
exprimée, non seulement dans la Liturgie, mais dans les canons des Conciles et
dans les écrits des saints Docteurs, plus d'un de nos lecteurs se sera pris à
regretter de plus en plus la douce et gracieuse poésie dont l'an née liturgique
se montrait empreinte durant les quarante jours où nous célébrâmes la naissance
de l'Emmanuel. Déjà le Temps de la Septuagésime est venu jeter son voile sombre
sur toutes ces riantes images; et voici que nous sommes entrés dans un désert
aride, semé d'épines, et sans eaux jaillissantes. Ne nous en plaignons pas
cependant ; la sainte Eglise connaît nos vrais besoins, et veut y satisfaire.
Pour approcher du Christ entant, elle n'a demandé de nous que la légère
préparation de l'Avent, parce que les mystères de l'Homme-Dieu n'étaient encore
qu'à leur début.
Beaucoup sont venus à la crèche avec
la simplicité et l'ignorance des bergers de Bethléhem, ne connaissant pas
suffisamment encore ni la sainteté du Dieu incarné, ni l'état dangereux et
coupable de leurs âmes ; mais aujourd'hui que le Fils de l'Eternel est entré
dans la voie de la pénitence, quand bientôt nous allons le voir en proie à
toutes les humiliations et à toutes les douleurs sur l'arbre de la croix,
l'Eglise nous enlève à notre ignorante sécurité. Elle nous dit de frapper nos
poitrines, d'affliger nos âmes, de mortifier nos corps, parce que nous sommes
pécheurs. La pénitence devrait être le partage de notre vie entière; les âmes ferventes
ne l'interrompent jamais ; du moins est-il juste et salutaire pour nous d'en
faire enfin l'essai, en ces jours où le Sauveur souffre au désert, en attendant
qu'il expire sur le Calvaire. Recueillons encore de lui cette parole qu'il dit
aux femmes de Jérusalem qui pleuraient sur son passade, au jour de sa Passion :
« Si l'on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois sec [75]
? » Mais, par la miséricorde du Rédempteur, le bois sec peut reprendre sève et
échapper au feu.
Telle est l’espérance, tel est le
désir de la sainte Eglise, et c'est pour cela qu'elle nous impose le joug du
Carême. En parcourant avec constance cette voie laborieuse, nous verrons peu à
peu la lumière briller à nos regards. Si nous étions loin de Dieu par le péché,
ce saint temps sera pour nous la vie purgative, comme parlent les
docteurs mystiques ; et nos yeux s'épureront afin de pouvoir contempler le Dieu
vainqueur de la mort. Si déjà nous marchons dans les sentiers de la vie
illuminative; après avoir sondé si utilement la profondeur de nos misères,
au Temps de la Septuagésime, nous retrouvons maintenant celui qui est notre
Lumière ; et si nous avons su le voir sous les traits de l'Enfant de Bethléhem,
nous le reconnaîtrons sans peine dans le divin Pénitent du désert, et bientôt
dans la victime sanglante du Calvaire.
[1] MATTH, IX, 14. 5.
[2] Epist XXVII ad
Marcellam.
[4] Homil. Paschal.
[5] De ecclesiast. officiis, lib. VI, cap. XIX.
[11] Serm. I de
Quadrages, d'ACHERY, Spicilegium, tom. II.
[12] ORDERIC VITAL.. Histor., lib. IV.
[18] Convent.
Aquisgran., cap. XII. LABB. Conc, tom. VII
[19] In IV. Quæst. CXLVII. art. 6.
[20] LABB. Concil. tom. X.
[21] Constitution : Non
ambigimus.
[24] D'ACHERY,
Spicilegium, tom. IV.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] RAYNALDI, ad ann.
1484
[31] Justinien avait porte cette loi, au rapport de
Photius, Nomocanon, tit. VII, cap. I. Elle est toujours en vigueur à Rome.
[32] Cod. Theodos.,
lib. IX, tit. XXXV, leg. 4.
[34] Ad consultat.
Bulgarorum. LABB. Concil., tom. VIII.
[46] In Ezechiel. Caput XXIX.
[47] Gen. VII, 12.
[51] Temps de la Septuagésime, pag.
247.
[52] Ps. Qui habitat in adjutorio, dans l'Office de
Complies.
[53] Scuto circumdabit
te veritas ejus. A None.
[54] Et sub pennis
ejus sperabis. A Sexte.
[55] Ipse liberavit
me de laqueo venantiam. A
Tierce.
[56] Angelis suis mandavit de te, ut custodiant te
in omnibus viis tuis. A
Laudes et à Vêpres.
[57] LABB. Concil., tom. I.
[62] Revoir, sur tous ces
rites, le Temps de la Septuagésime.
[65] MARTÈNE, De antiquis Ecclesiae ritibus, t. III, cap.
XVIII.
[66] Psalm. CX.
[67] MATTH. IV, 17.
[68] LUC. XIII, 3.
[69] Rom. VI, 6.
[70] Eccli. V, 5.
[71] Eccle. IX, 1.
[72] TOB. XII. 8, 9.
[73] Eccli.
III, 33.
[74] Ibid. XXIX, 15.
[75] LUC. XXIII, 31.